eLc 22,14-20              Ex 12,1-14

J’ai tellement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. Voici l’un des rares passages où Jésus parle de lui-même, et l’expression est forte puisqu’on pourrait dire littéralement j’ai désiré d’un désir.  C’est un moment-clé. Nous ne sommes pas encore au Mont des Oliviers où Jésus prie que si les nuages qui s’amoncellent pouvaient se dissiper, si son chemin pouvait ne pas entraîner sa mort… L’angoisse n’est pas encore au rendez-vous. Ce n’est pas encore Lui qui est au centre, si je puis dire, mais les siens, vous et moi aujourd’hui, les siens dont il veut prendre soin et les placer en situation où plus jamais ils ne seront seuls, abandonnés. Plus jamais.

S’il prend du pain, c’est bien sûr en écho au Seder, le repas de la fête juive de la Pâque. Mais ce soir-là il fait plus que célébrer le rite où l’on commémore la libération de l’esclavage et la sortie d’Egypte. Il réinterprète le geste traditionnel en liant le pain à sa personne et à sa mort imminente : Cette Pâque, jamais plus je ne la mangerai jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu. C’est dire qu’il charge d’un sens nouveau le pain préparé pour le rite.  En le rompant, il instaure une relation nouvelle, car cette rupture du pain permet le partage. Ce pain, comme rompu par le supplice et la mort toute proche, ne vient pas du tout diviser. Au contraire, sa fraction transfigure la division. Ce soir-là Jésus relie ses disciples séparés, et d’abord séparés de lui par leur compréhension limitée pour ne pas dire leurs incompréhensions. Et ce qui est vrai des disciples est tout aussi vrai de nous, quand bien même, nous répondons à l’injonction de Jésus de faire mémoire de ce repas pascal auquel il a donné un sens tout particulier en le liant à sa personne. Est-ce que je ne ressemble pas à ce disciple qui se tait en écoutant son maître ? A ce disciple qui ne comprend pas bien le sens de ses paroles ? Pourquoi parle-t-il de mort et d’un Royaume qui m’échappe ? Ne sommes-nous pas nous aussi parmi les 12 qui font ce qu’il leur demande, mais sans vraiment saisir l’enjeu de cette Pâ-que ? Ne faut-il pas parfois beaucoup de temps pour que des paroles fortes, et peut-être plus encore des gestes forts, descendent au plus profond de nous et génèrent ou plutôt fassent mûrir du sens à la manière de graines déposées en nous ? Or voici que le pain rompu se met à nous relier de nouvelle façon.

Ce soir, après avoir partagé l’agneau et les herbes amères, écho du repas pascal juif, du pain et du vin sont déposés sur la ta-ble. Et ces éléments eux aussi parlent. Ils sont un aide-mémoire qui n’est pas un simple rappel intellectuel, mental. Cet aide-mémoire passe par le corps, il ne peut s’accomplir que par le corps. Rappel d’un corps mis à mort, avec tout ce que cela sous-entend en termes de violence et de meurtre, d’effacement de dignité et de visage. Rappel d’un corps dont on se débarrasse en pensant mettre fin à certains troubles. Rappel de tant de corps aujourd’hui encore ainsi broyés et éradiqués dans la bande Gaza, en Cisjordanie, au Soudan de la République du Congo, en Ukraine…, comme s’il était possible d’effacer des existences comme l’on gomme un trait de crayon.  Eléments aide-mémoire non seulement de ce Jésus qui va mourir, mais de ces tous ces visages d’hommes, de femmes et d’enfants rompus par la violence, la vengeance, le viol et l’horreur dont leurs frères et sœurs en humanité sont capables. Aide-mémoire offert par Dieu qui se souvient de chacun·e, sans prix et à la valeur unique, qd bien même les actualités qui ns submergent semblent affirmer que certaines vies valent + que d’autres au point que certains ne méritent pas de vivre.

Cependant, le pain rompu et le vin raisin broyé font bien plus encore qu’exprimer la solidarité divine. Si ce n’était que cela, ce ne serait – ce qui compte déjà beau-coup – qu’ajouter les larmes de Dieu aux nôtres. Mais il y a bien plus encore puis-que ce pain et ce vin sont aussi des signes annonciateurs qui ne projettent plus en arrière vers la mort de Jésus, ni vers la mort qui engloutit tant d’êtres dans la guerre.

Ce pain et ce vin à portée sont une annonce, c’est-à-dire qu’ils représentent du nouveau. Avec les expressions de venue du Royaume, de nouvelle alliance scellée en son sang, Jésus ouvre un demain qui écarte toute connaissance et tout calcul. Il délaisse le travail, le savoir, l’analyse qui décomposent les éléments pour ensuite mieux les relier, aboutir à un savoir et servir un désir de puissance.

Voici que ces pain et vin qui évoquent à nos yeux une histoire de mort, voici qu’en même temps, au-delà de leur matérialité, ils ouvrent sur la vie et la confiance. Alors, si devant ces pain et vin, je pense à la mort de Jésus et à celle qui engloutit au-jourd’hui tant d’êtres humains, en même temps je ne réfléchis pas à la vie offerte, je risque la confiance. Le mouvement in-térieur est tout autre. Il n’est plus seule-ment mental. Il ne se fonde pas sur une histoire, une interprétation, une analyse. Le mouvement de confiance ne dissèque ni ne décompose les éléments, car en elle tout est lié : le sensoriel, l’affectif et le mental ne font qu’un.

Et si le but de la connaissance est le savoir, le but de la confiance est tout autre, car il pointe vers le don de soi dans l’amour. La différence est fondamentale. Ce qui les distingue c’est un enjeu de vie. La confiance exprime un oui inconditionnel à cela qu’elle ne connaît pas, mais que d’avance elle aime.

Et c’est un tel oui que mon corps et tout mon être expriment lorsque je reçois un morceau de pain et une gorgée de vin. Je n’acquiesce pas intellectuellement à une idée. Je prends le risque de confier mon parcours à un Autre qui veut me nourrir, c’est-à-dire restaurer mes forces, non pour que tout aille bien, sans souci ni pro-blème, mais pour tout revête du sens et que ne se dilue pas le goût de la vie reçue.

Ce soir, la mort de Jésus habite tout particulièrement nos mémoires et pourtant la vie s’invite au cœur des textes réentendus et des gestes répétés. La vie s’invite pour que demain et chaque jour, malgré la mort qui rôde, malgré tous les discours qui ferment l’avenir, malgré les bruits de guerre, malgré l’éco-anxiété qui menace, la confiance soit plus forte et donne à chacun·e de ne pas perdre pied, envers et contre tout.

En recevant pain et vin, je témoigne de mon désir de risquer la vie à la suite du Christ, de me jeter à corps perdu dans la confiance, de la vie offerte, de Sa vie offerte.

Amen