Jn 21,1-14 Ap 3,19-22
Quand bien même nous avons célébré Pâques et la vie plus forte que toute mort, le risque est toujours de retomber dans les ornières d’hier. Tentation forte de se dire que c’était bien beau, mais qu’il faut se remettre à l’ouvrage. Et si les disciples se sont remis à pêcher et ns allons sous peu reprendre nos activités, rentrer chez nous. Nous leur ressemblons tellement ! Les disciples, quelques jours après la résurrection, sont restés ensemble, mais ils ont repris leurs anciennes activités. Ils se sont même évertués toute une nuit à pêcher sans succès. Or voici qu’au matin une voix se fait entendre : Eh, les enfants, n’avez-vous pas un peu de poisson ?
Pas de suspense pour vous et moi, auditeur ou lecteur de ce récit, nous le savons bien, c’est le Ressuscité qui pose cette question. Mais les disciples, c’est un inconnu qui les interpelle et sait très bien que ces pêcheurs n’ont rien pris. Du coup, la question résonne autrement et rejoint ces hommes, peut-être tout comme nous ce matin. N’avez vs pas quelque chose qui nourrit ?
Voilà que le Ressuscité, avant même d’être reconnu interroge fondamentalement sur ce qui restaure les forces, redonne confiance au pas… N’as-tu pas quelque chose qui te nourrit ? Non ? Alors comment fais-tu ? Le jeûne c’est bien, mais il ne peut qu’être limité. Notre corps le souligne : le manger et le boire lui sont nécessaires. Et les injustices sont telles qu’aujourd’hui encore, des millions de gens meurent en raison de malnutrition ou de la famine, alors que d’autres sont gagnés par l’obésité. Cela n’est que le corps, important certes, mais la question de l’inconnu dépasse le registre du corps pour s’intéresser à ce qui tient un être debout, à ce qui lui permet de résister à ce qui est susceptible de l’atteindre et de le blesser. Et dès l’enfance, chacun·e s’est peu à peu confronté à cette question soulevée par l’entourage, les tribulations, les difficultés, en un mot soulevée par l’existence. Qu’est-ce qui te tient et te maintient debout ? Qu’est-ce qui fait que tu vis, ne vivotes pas seule-ment et ne survis pas simplement ? Or il n’est pas si simple de répondre. Beaucoup n’osent pas avouer à quiconque, Non, je n’ai rien qui me nourrit vraiment. Et s’il est déjà difficile de répon-dre avec franchise à autrui, cela l’est plus encore à soi-même.
C’est comme le comment ça va ? Autrui répond presque toujours, tout comme moi tout va bien, alors que parfois la posture, l’attitude, le ton de l’autre, ses yeux, fenêtre de l’âme, énoncent le contraire, tout comme moi, souvent, alors que j’ai l’impression de ne pas m’en sortir. C’est ainsi que tant d’êtres dénient qu’ils vont mal, que de l’aide leur serait nécessaire, c’est ainsi que tant de x je n’ai aucune envie de montrer où j’en suis, d’avouer ma faiblesse.
Car répondre vraiment, si on ne le fait pas machinalement, cela signifie prendre un risque, commencer à écouter une voix, un interlocuteur, prendre conscience d’une présence. Cela revient à se situer devant cet autre. Et si l’inconnu, c’était Lui ? Lui, le Ressuscité dont parle ce récit. Et si c’était Lui, cela attesterait qu’Il se soucie de moi, de ce qui équi-libre mon existence. Cela voudrait dire qu’il n’interroge pas pour me prendre en défaut et me culpabiliser. Ça, je le reconnais, j’y arrive bien tout seul ! Il interroge pour rendre son interlocuteur capable non seulement de répondre lui-même, mais surtout de lui-même et cela à l’autre, avec minuscule ou majuscule.
Face à cette question, j’oscille souvent entre la fuite et la réponse franche. Répondre non, je n’ai pas quelque chose qui me nourrit, jusqu’à dire oui, je l’a-voue, je suis en manque, c’est difficile, c’est vrai. Articuler de tels mots révèlent ma faiblesse, mais la question qui nous a rejoints était précédée d’un Hé, les enfants, attestant d’une chaleureuse proximité. La question n’était donc pas posée pour mettre mal à l’aise, mais pour susciter un mouvement intérieur. C’était une interrogation pour conduire à un changement, jusqu’à découvrir que ce qui nourrit est lié à la parole d’un autre. Bien sûr, tout comme vous, je connais, ces mots l’homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole… Je les connais, mais les ai-je pris au sérieux, marquent-ils mon existence ? Et si oui, à quelle parole je veux faire confiance ? Voici qu’une question toute simple révèle mon désir profond de ne pas seulement voir assurer mes besoins physiques, primaires, ce dont chacun est capable tout seul, mais cette question souligne le désir d’être nourri de l’essentiel. Or l’inconnu qui me réveille n’attend pas que j’aille vers lui. Sa question est au fond marque d’attachement. C’est pourquoi elle n’invite pas à la déprime, du genre décidément, je ne m’en sors pas, mais elle incite à la réévaluation de mon propre parcours : qu’est-ce qui me nourrit vraiment ?
Eh, les enfants, n’avez-vous pas un peu de poisson ? N’avons-nous pas tout d’abord entendu cette question comme si l’on assistait à une scène bucolique sur le bord d’un rivage, semblable à celui du lac à qqes centaines de mètres cette chapelle. Oui, je l’imagine bien cette scène, au risque d’en rester spectateur, pour ne pas dire voyeur. Or je fais partie de cette équipe confrontée à une pêche infructueuse. Je fais partie de cette communauté humaine appelée à s’en remettre à la parole d’un inconnu qui l’interpelle et l’interroge, avant de l’inviter à manger et qu’elle découvre son identité autour du repas.
Lorsqu’un inconnu vient nourrir mon existence, nul doute qu’il s’agit du Ressuscité, quel que soit son visage. Et si je ne l’ai pas reconnu, l’important, c’est que lui m’a reconnu, et a discerné mon manque.
Sa question en apparence anodine s’insinue en moi, en vous, pour le meilleur, c’est-à-dire la vie. Et me voici, vous voici, nous voici appelés à laisser sa parole prendre le pas sur nos atermoiements, en même temps que nous reconnaissons l’identité de cet inconnu, que ns découvrons à la fraction du pain et du vin partagé qu’il s’agit du Ressuscité. L’ayant reconnu pour notre plus grande joie, nous voici appelés donner priorité à la parole de notre Seigneur qui seul peut donner en abondance ce qui nourrit vraiment. Non pas des biens susceptibles, non pas des idées, mais une parole qui fait vivre, une parole qui ressuscite à chaque instant la vie en chacun·e. Amen