Deutéronome 16, 13–17, 1 Timothée 4, 4–5 ; Luc 14, 12–14
Sœurs et frères, la Création de Dieu est belle et bonne. Il faut le dire encore et toujours, à temps et à contre-temps. A temps, quand c’est le temps œcuménique de la Création, du 1er septembre au 4 octobre... A temps, quand c’est la fête des récoltes ici, dans nos paroisses. Mais à contre-temps aussi, quand les festivités sont terminées et que le cycle liturgique est achevé. A quoi, à qui, nous auront ouvert nos fêtes des récoltes et notre temps de la création ? Parenthèse dans l’année, ou parénèse pour tous les jours de l’année ? –
C’est toute l’année, c’est au quotidien, que les croyantes et les croyants sont appelés à vivre sous le regard d’un Dieu qui n’est pas tantôt sauveur, tantôt créateur ; selon le temps liturgique, selon l’humeur théologique (en fonction, par exemple, de la personne de la Trinité que l’on mettrait en avant : le Père pour la création, le Fils pour l’Avent, le Carême et Pâques et l’Esprit pour le temps de l’Eglise...)..
Non, tout se tient ! Et la première lettre à Timothée est on ne peut plus claire : tout est bon, dans la création, puisque la parole de Dieu et la prière la sanctifient.Rien n’est à rejeter, si tant est qu’on le prenne avec action de grâce.
Pour vendanger les fruits de nos lectures de ce soir, je vous propose de garder à l’esprit ce passage qui s’opère, dans la prière du Seigneur, entre la troisième et la quatrième demande : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel »immédiatement suivie, et sans césure artificielle, par « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ». Que dire de cette volonté divine, sinon qu’elle s’exprime à la fois dans des rites particuliers aux religions et aux communautés, – la fête des tentes pour le peuple hébreu et le judaïsme, les diverses fêtes ecclésiales des récoltes, – mais que cette volonté est un projet de salut pour tous les humains.
Et c’est même un thème tout au long de notre épître : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés. Sauvés au ciel seulement, comme on a coutume de le comprendre ? Pour moi pas. Ce salut est intégral et commence par une incarnation dans cette création, dans cette condition humaine, dans cette identité de créatures. La volonté de Dieu sur la terre comme au ciel appelle chacune et chacun à se situer dans une condition de dépendance et d’interdépendance : donne-nous notre pain, non point mon pain, mais notre pain.
Un pain qui fait de nous des compagnons de route, des compagnons de prière et de lutte. Le pain demandé l’est, à chaque fois, pour toutes les bouches à nourrir.Sinon, c’est du « chacun pour soi », jusqu’à cette dérive gravissime qui consisteà affamer l’autre, passivement comme activement, comme on le voit hélas aujourd’hui.
Prier le Notre Père de manière non inclusive, c’est faire le lit de tous les communautarismes, de tous les nationalismes, et de tous les autoritarismes. Etrejuif, être chrétien, être musulman, – être de quelque communauté religieuse ou politique que ce soit, – conduit-il à inclure ou à exclure ? Telle est la grande question.
La réponse est claire, tant dans l’Evangile de Luc que dans le livre du Deutéronome. L’une et l’autre lecture offre, à sa manière, un antidote, un antidote puissant à toute dérive communautariste. Au nom de notre condition de créature. Au nom de cette création commune à habiter dans l’action de grâce suivie d’actions concrètes pour les autres, ces autres qui ne sont pas de la famille, pas du groupe, pas de la synagogue ou de l’Eglise, pas du bon parti, etc...
Jésus, dans cet Evangile, Jésus est à table chez un Pharisien. Il en profite pour interpeller les invités : quelle place avez-vous choisie pour vous-mêmes ? Veillez à ne pas viser la première, de peur d’être placés à la dernière.
Et maintenant, c’est l’invitant du soir, et avec lui tous les invitants, qui sont appelés à réfléchir et à agir autrement. Non plus dans le donnant-donnant. Non plus dans le don et le contre-don. Non plus dans cette réciprocité pourtant gardienne d’un soi-disant vivre-ensemble. En effet, dans ce système-là, dans un système tellement naturel qu’il existe toujours, il y a ceux qui en font partie et ceux qui n’en feront jamais partie, parce qu’ils n’auront jamais les moyens de rendre ce qu’ils ont reçu. Un vivre ensemble comme celui-ci est exclusif ! C’est un vivre-ensemble indigne de l’Evangile, comme également, et même premièrement, de la Tora.
En un mot : sortez de vos conventions stériles, elles vous enferment dans l’entre-soi. Les fêtes sont-elles encore des fêtes si on y voit toujours les mêmes têtes ? Créez du neuf avec ces créatures qui sont comme vous, à l’image de Dieu, malgré leur fragilité, et même à cause de leur fragilité. Invitez plutôt des pauvres, des estropiés, des boiteux et des aveugles.
Je note que Jésus n’appelle pas à inviter les pauvres, les estropiés, les boiteux et les aveugles, mais bel et bien, et de manière faisable, quelques-unes de ces personnes. Il faut attendre la parabole du festin qui suit pour découvrir la volonté et la capacité divine, où ce sont carrément les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux (v.21) qui sont invités à la fête, dont les premiers invités s’étaient désistés.
A chaque fois que nous faisons le pas d’inviter en dehors du cercle, ce n’est plus la personne que j’ai invitée qui est redevable, mais Dieu. Dieu est le garant de celui et de celle que j’ai invité sans aucun espoir de retour sur investissement. C’est pourquoi, la résurrection des justes révélera cette justice qui ne pouvait pasattendre, attendre des lendemains qui chanteraient peut-être un jour pour être activée. On est aux antipodes de la croyance, au fond désespérante, qu’il faudraitattendre la fin des temps pour que les faims soient rassasiées. Ce que l’homme de la parabole dite du festin fera pour toutes et tous, l’homme, la femme ordinaire que je suis peut le faire ici-bas déjà, avec ses moyens.
Fêter la création. Fêter les récoltes et les vendanges, c’est fêter le Créateur avecses créatures et au travers de ses créatures. A commencer par les plus faibles et les plus vulnérables. Pour que Sa volonté soit fête, il faut que le pain soit reçu et partagé avec tous. Dans un vivre ensemble qui articule à la fois l’identité d’une communauté et les identités de celles et ceux qui vivent sur le même territoire. Pour terminer, je noterai que le Deutéronome prêche le même message, dans le fond, et qu’il va même encore plus loin.
La fête des Tentes, appelée aussi fête des tabernacles ou fête des huttes, en hébreu Soukkot, est la troisième des fêtes de pèlerinage. Comme les deux autres, comme Pessach et Chavouot, Soukkot combine une signification agricole et une signification historique. Ici, les produits de l’aire et du pressoir avec la condition de nomades dans le désert, où il fallait habiter des tentes. Soukkot célèbre à la fois le Dieu créateur et le Dieu sauveur, sa providence pour ses filles et ses fils en itinérance.
Or il s’agit, comme dans l’Evangile du Christ selon Luc, de sortir de l’entre-soi pour rejoindre, dans un vrai vivre-ensemble, dans le partage et surtout dans la joie : le serviteur, la servante, le lévite, l’émigré, l’orphelin et la veuve, qui n’ont pas de terre, pas de sécurité. Il y a quelque chose de profondément évangélique dans cette fête, longtemps appelée LA fête chez les israélites. Mais il y a aussi ce quelque chose de plus admirable : faire l’expérience, sept jours durant, de cette fragilité à ciel ouvert.
Les huttes doivent être couvertes de branches permettant de voir les étoiles la nuit, peut-être comme de cette grange ouverte en son toit. Faire mémoire, en paroles et en actes, de cette dépendance fondamentale de Dieu. Une dépendance qui s’inscrit dans une histoire particulière, mais qui ouvre à l’universel. Ainsi soit-il aussi pour nous, croyantes et croyants à la suite du Christ, puisqu’en Lui, Dieu a planté sa Tente parmi nous, et puisqu’il a choisi aussi d’habiter en nous et entre nous. Amen