Mt 5,1-12     Es 6, 1-8        Apc 7, 2-17

Heureux ou en marche, c’est ainsi que l’on traduit le premier mot prononcé par Jésus dans ce fameux passage de l’évangile de Matthieu. Le problème, c’est que l’adjectif heureux donne une impression statique ; il semble évoquer un état permanent, alors que l’expression en marche suggère au contraire un mouvement. Alors comment entendre ce mot qui fait refrain sur les lèvres de Jésus ? Les disciples reçoivent-ils une qualification ou une injonction dynamique ? Entendez-vous un adjectif qui évoque un bonheur offert ou une parole forte qui vous met en route ?

Tout d’abord, c’est bien à ses proches que s’adresse Jésus, à ces quelques hommes qui ont lâché leur quotidien pour le suivre et l’écouter. Mais c’est aussi à vous mes sœurs, qui avez effectué des renoncements qui sont toujours à refaire siens, non ? C’est également à vous qui êtes présents ce matin, qui ne faites pas comme tout le monde, sinon vous ne seriez pas là. Jésus s’adresse donc en premier lieu à celles et ceux qui veulent être décentrés, pour ne pas dire délivrés d’eux-mêmes.

Et à bien y regarder, elles bousculent ces paroles fortes qui toutes commencent par heureux ou en marche. Elles dérangent parce qu’elles sont loin d’inciter à un bonheur à bon marché, à disposition de tout un chacun comme les leçons autocentrées et proposées dans nombreux d’ouvrages de développement personnel. Elles vont vraiment dans un tout autre sens que celui de vous permettre d’atteindre une zone de confort.  Ces paroles creusent au contraire l’abîme qui fait du disciple quelqu’un d’à part. Mais, comprenez-moi bien, pas quelqu’un d’à part au sens de quelqu’un de meilleur, d’exceptionnel, à envier, qui aurait trouvé la recette de l’équilibre intérieur, mais d’à part, qui ne suit pas le mouvement général, ne fait pas siennes les valeurs courantes. Quelqu’un d’à part, en tout cas pas des modèles aux yeux de la société. Ce sont pourtant ceux-là que Jésus désigne, ceux qui ne jouent pas le jeu du monde.

A commencer par les pauvres de cœur, c’est-à-dire ceux qui ne revendiquent rien, qui ne comptent pas sur leurs propres forces, mais qui placent leur espérance en Dieu.

Mais aussi les doux, faibles aux yeux du monde, Il ose les déclarer heureux, en allant jusqu’à dire qu’ils auront la terre en partage, comme une manière d’affirmer que la terre appartient à ceux qui sont privés de tout droit et de tout pouvoir, ce qui à vue humaine…

Jésus poursuit en déclarant heureux ceux qui pleurent, ceux qui ploient sous la douleur de la perte, Il leur promet que le deuil ne les brisera pas, mais qu’au contraire ils porteront le deuil dans la force de celui qui lui-même les porte, ce qui à vue humaine…

De même Il ose déclarer heureux ceux qui ont faim et soif de justice, eux qui ont renoncé à leur propre justice. N’est-ce pas eux qui portent devant Dieu et à la suite du crucifié le cri de ces affamés et assoiffés mon Dieu mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ?

Heureux sont les miséricordieux, ajoute-t-il, c’est-à-dire ceux qui éprouvent dans leur chair même, dans leurs entrailles, la compassion et l’intense désir de relever l’autre, malgré tout. Dieu ne pourra que faire de même à leur égard.

De même, Il désigne comme heureux ces cœurs purs qui ne regardent que Celui qui marche devant eux et lui appartiennent sans partage, ces naïfs qui semblent détachés de tout réel horizontal.

Jésus pointe comme heureux moins ceux qui parlent de paix qu’ils ne la sèment et la bâtissent en renonçant à la violence, des mots et des actes, qu’elle soit poli-tique, sociologique, psychologique ou économique, convaincus qu’ils sont que la fin ne justifie jamais les moyens mais qu’au contraire les moyens mis en œu-vre ne font qu’annoncer la fin recher-chée.

Jésus va plus loin encore en déclarant heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, c’est-à-dire ceux que l’on jette au fond d’une geôle en espérant que tout le monde les oubliera. Il affirme heureux ceux qui sont objets de scandale et de moquerie pour un monde qui ne connaît que les mots de vengeance, de violence et de pouvoir, un monde qui sème la haine et bafoue jour après jour toute justice, où l’horreur se déploie et que les plus faibles paient au prix fort.

Alors, mes sœurs et mes frères, entendez bien : heureux sont les disciples, heureux êtes-vous à cause de moi, précise Jésus. Non pas par quelque tour de passe-passe ou miracle qui éloigneraient la violence subie, le rejet, l’horreur, ou ferait disparaître comme par enchantement le mal ou tout ce qui porte atteinte à la création ou à la vie. Non, rien de tout cela n’est écarté ni effacé. Au contraire, l’horreur, le tragique demeurent, mais tout ce mal se concentre à la croix qui tient Dieu dans ses branches, arbre croix où Dieu se tient car Il a tant aimé le monde qu’Il l’embrasse jusqu’au bout.

Aussi entendez-bien et réjouissez-vous : vous toutes, vous tous, comme chaque disciples, vous êtes appelés à être heureux, c’est-à-dire à vivre d’un bonheur qui n’a rien à voir avec ce que désigne habituellement ce vocable que l’on associe volontiers à quelque sérénité et paix. Heureux êtes-vous à cause d’un autre, de moi dit Jésus. Elle est lourde de conséquences cette affirmation de bonheur. Elle n’incite donc pas à mépriser ou rejeter le monde, mais à le porter avec le Christ, sans être abattus, à prier sans relâche, malgré tout, sans être écrasés ou aigris.

C’est pourquoi, finalement, je me réjouis de la double traduction heureux et en marche. Oui, heureux, êtes-vous, vous qui placez librement votre existence à l’écoute d’un autre. Heureux êtes-vous qui ne croyez pas ou plus aux discours qui posent la puissance et la force comme seuls moyens d’affirmation et d’identité. Heureux êtes-vous qui renoncez à l’avoir pour l’être, vite dit mais non vite fait.

Mais impossible d’imaginer que ce bonheur permet d’attendre simplement, d’opter pour la passivité, jusqu’à croire qu’un tel bonheur se satisfait du statu quo. Et c’est pourquoi l’expression en marche traduit également l’adjectif utilisé par Jésus. Oui, une marche vous attend, aussi exigeante que nécessaire pour rester à l’écoute, pour ne pas perdre pied, pour ne pas se laisser prendre par l’anxiété et la déprime au cœur du bruit et de la fureur du monde.

Vous voici tendus dans l’écoute jusqu’à découvrir que cette attention, cette écoute d’un autre, vous conduisent à l’attention de ceux que l’on ne voit pas ou plus, à l’écoute des non écoutés, à l’écoute de la création toute entière qui souffre et gémit.

Et si la lassitude guette et qu’il fallait être encouragé pour cette marche exigeante, rappelez-vous que bien des témoins du Christ, ses amis, nous précèdent, ceux que l’on désigne parfois comme saints. Ce sont ceux dont Dieu connaît les noms, inscrits au livre de vie. Ces saints qui ont tenu bon malgré tout, malgré le mal et l’injustice, malgré les menaces, la souffrance et parfois la mort. Ils ont tenu malgré tout, témoignant par leur ténacité du Dieu vivant qui essuiera toute larme des yeux, qui rassasie toute faim et étanche toute soif.

Heureuses, êtes-vous mes sœurs en Christ. Heureux, êtes-vous mes frères en Christ. Amen