La suivance : tâche impossible ?
Luc 9, 51-52
Ga 5,1.13-18
1 Rois 19, 19-21
Connaissez-vous Dorothy Day ?
C’est une femme militante américaine active du début du 20ème siècle jusqu’à son décès en 1980.
Elle était journaliste, syndicaliste et chrétienne.
L’originalité de son parcours c’est qu’elle a cherché à articuler le monde et le Royaume de Dieu, la politique et la spiritualité, les actes humains et les actes divins, l’éthique et la foi, et elle l’a fait dans sa vie, sa chaire, sa pensée et son être.
Alors que l’opposition entre ces deux mondes est très forte dans son milieu et apparemment irréductible, Dorothy Day a cherché une voie qui permette d’allier les deux ; mais ce ne fut pas du tout facile – renoncer à son engagement social en devenant catholique et le fait de devenir chrétienne l’a séparé pour un temps de ses compagnons et compagnes de lutte ouvrière et syndicale.
Alors qu’elle est encore prise dans ces contradictions, elle assiste à Washington en décembre 1932 à la lutte des marcheurs et des marcheuses de la faim qui revendique une législation sociale une assurance chômage des retraites pour les personnes âgées de l’entraide pour les femmes et les enfants. Elle voit l’apprêté de leur lutte, leurs souffrances, et ce qu’elle voit aussi dans ces hommes et ces femmes en marche, c’est le Fils de l’homme qui n’a pas où poser la tête.
Dans ce choc du réel, ce contre quoi on se cogne dit Lacan, Dorothy Day entend une résonance forte de l’Évangile. Le Christ qui signale à ses disciples que le suivre dans sa marche sera coûteux, ardu, risqué, et possiblement harassant, elle le lit dans cette longue marche de travailleurs et travailleuses qui ont obtenu à hauts coûts, au péril de leur santé, de leur intégrité, des droits et des protections sociales.
Ainsi la marche du Fils de Ho n’est pas seulement une marche sur les chemins de Palestine, sous occupation romaine dans un lointain passé, un passé révolu, ni celle souvent caricaturale dans nos imaginaires chrétiens des apôtres et des premiers croyants fondant tranquillement leur Église ; comme si tout s’était déroulé comme une évidence, avec une facilité déconcertante ; une marche qui n’a rien à voir non plus avec une sympathique course de montagne.
La marche du Fils de l’homme qui n’a pas où poser la tête, c’est l’engagement du Christ dans notre histoire humaine et inhumaine. Il y avance sans protection, sans refuge, sans armée, sans plan de bataille ; il s’y expose tête nue, désarmé, les mains ouvertes, le cœur au large, le regard affuté. Le Christ marche au milieu de nous, de notre monde, ce qui le rend solidaire des longues marches humaines pour la justice, pour la dignité, pour le bien commun.
La fulgurance de la théologie de Dorothy Day relevée dans son journal ce jour-là est pour moi parole d’Évangile.
Sa foi lui donne à voir quelque chose du Royaume dans ces hommes et ces femmes, transis de froid de faim et du désir de justice ; l’engagement de ces marcheurs/ marcheuses de la faim fait apparaître Christ lui-même, le Fils d’humanité qui n’a pas où poser la tête.
Poussant plus loin sa lecture de la Bible, dans l’Évangile de Jean, Dorothy Day relève que le premier épisode de la vie publique de Jésus est de renverser les tables des marchands du Temple juste après les noces de Cana et que la lecture chrétienne a souvent édulcoré la force politique du Christ, la force de transformation et d’action de l’Évangile contre les dérives et les injustices. Ne dit-on pas que le premier signe est celui des noces de Cana, symbole nuptial et miraculeux en omettant soigneusement de donner une place aux actes à portée politique de Jésus ? en particulier le premier, radical, devant la puissante institution religieuse de son temps
A la lecture de Dorothy Day, je me dis que trop souvent mon Église, et moi et le christianisme en général se sont installés dans un ronronnement confortable, dans un contentement d’institutions établies qui ne cherchent plus à transformer le monde, mais qui s’en accommode. Comment ne pas penser à Dietrich Bonhoeffer qui a mis sa propre vie en jeu contre le pouvoir d’Hitler, après sa résistance intellectuelle, morale et spirituelle de pasteur et de théologien ou à Jacques Ellul, soulignant que Jésus ne donne qu’un seul commandement « Suis-moi » et non une liste de choses à faire ou ne pas faire. La subversion du christianisme c’est d’avoir fait de l’Évangile une morale, oubliant que l’Évangile est fondamentalement liberté.
Alors : L’Évangile contre le monde ou l’Évangile dans le monde ? Une foi hors sol, préservée, intacte ou une foi exposée à autrui, malmenée, questionnée ? L’Église refuge loin du monde mauvais, chaotique et attiré par la guerre et la violence ou l’Église affrontée, confrontée, aux prises avec ce chaos, cette brutalité, ces dérives vers la destruction ?
En parlant de guerre et de logique meurtrière, alors que les cieux se sont zébrés de missiles destructeurs, semant la mort et la désolation, alors que des populations civiles meurent de faim à Gaza ou dans leur exil en mer ou sur des chemins de trafics, sous le joug de dictateurs, du fait du cynisme des puissants, j’ai pensé à une autre femme chrétienne plus proche de chez nous :
Connaissez-vous Hélène Monastier ?
Vaudoise, protestante, enseignante et pacifiste, devenue quaker, elle a été très engagée dans le service civil international aux côtés de Pierre Ceresol. Elle traverse les deux Guerres mondiales et décède en 1976 à Lausanne.
Hélène Monastier a peu écrit mais son témoignage est dans ses actes son action et son courage car il semble facile d’être pour la paix en temps de paix ; mais dès que les nations se dressent les unes contre les autres et entrent dans une logique guerrière, il devient coûteux très couteux de s’y opposer et de dénoncer tout recours aux armes, tout enrôlement dans l’armée. Sommes-nous encore capables de suivre la voix du pacifisme, de lui donner crédit et de croire à la paix plus qu’à la guerre ? En suis-je capable ?
Dans les paroles du Christ, il y a rupture d’évidences. Tout d’abord, il n’accepte aucun appel aux armes – en réponse à ses disciples sur le refus de certains, il interdit tout envoi du feu du ciel contre eux. L’esprit de vengeance, de revanche et de destruction d’autrui, même s’il nous est opposé ou hostile n’est jamais son Esprit.
Mais peut-être préférons-nous l’idée d’un feu purificateur et destructeur qui nous débarrasserait des malfaisants, des méchants.
Avec le Christ, nous sommes invités à marcher en transcendant le mal par l’amour, par une ouverture inconditionnelle à autrui quel qu’il soit; à offrir une présence, notre présence à autrui ; de là jaillit une lumière qui donne la vie et non un feu prêt à tout dévorer.
Il y a aussi rupture avec les obligations filiales, familiales : enterrer son père, saluer sa maison. Des actions qu’il s’agit de faire passer en second. Parole dérangeante, radicale : que comprendre ? Peut-être que Jésus lit dans ces obligations filiales une possible défense de la patrie, une défense d’intérêts étroits, liés à son clan, à sa maisonnée et qui peuvent entraîner à la violence, aux conflits meurtriers. Répétés de génération en génération.
Aller sur les routes avec Christ, c’est quitter le clanisme, les refuges sécuritaires, identitaires, l’entre-soi. C’est une liberté, une libération de certains carcans et aussi une responsabilité pour plus large, pour notre co-humanité, pour la terre partagée en commun, pour notre maison commune, oïkoumène une terre habitable pour tous et toutes : à constater le dérèglement climatique et les périls écologiques, avons-nous failli ?
Si les routes sont sa maison, l’entier de la réalité humaine est dans son cœur, est portée dans son désir d’amour, dans son attention pour la justice et sa compassion pour chaque être humain, chaque population, chaque croyant·e et chaque incroyant·e.
Christ Fils d’humanité, ne vient pas nous surplomber pour imposer, convaincre, conquérir mais il marche avec nous pour aller vers autrui et il chemine aux côtés de notre humanité, humblement. Simone Weil a cette parole magnifique : Dieu s’approche de nous tel un mendiant qui vient quérir notre amour et il revient et reviendra autant de fois que nécessaire, sans se lasser, sans abandonner notre cause.
Le Dieu mendiant n’est-ce pas l’antidote à tout projet impérialiste et mortifère ?
Suivre le Christ peut nous paraître une tâche impossible, un risque démesuré. Au-delà de nos capacités. C’est ce que j’ai souvent entendu dans mon ministère pastoral ; le Christ et l’Évangile oui, mais le suivre, c’est trop, trop difficile, trop exigeant.
En découvrant la vie de ces femmes Dorothy Day, Hélène Monastier, Simone Weil je me dis qu’il ne faut pas avoir d’autre ambition que de vivre l’Évangile à même nos vies. ¨
Voir le Christ ce Fils d’humanité qui œuvre sans cesse, sans repos dans les allées du monde, de notre monde, de nos réalités plurielles, un Christ qui vient aujourd’hui au plus proche des femmes, des hommes, des jeunes, des enfants. Qui ne vient pas dans l’extraordinaire et les destinées hors du commun, mais dans l’ordinaire et dans le commun.
Dorothy Day après la rencontre des marcheurs et marcheuses de la faim, alors qu’elle ressent un immense désespoir devant l’ampleur des injustices, devant la misère infligée à tant d’êtres humains, et le dur labeur à accomplir pour quelques gouttes de justice, lance sa prière vers Dieu, son cri de désespoir et quelque temps après, elle croise le chemin de Peter Maurin, chrétien et militant, qui allie culte culture et agriculture dans une vision de transformation profonde de la société et avec lui, elle fait jonction, elle fait l’unité, elle comprend qu’elle peut être chrétienne et militante, unir et articuler le Royaume de Dieu et le monde ; elle marche vers son unité intérieure ; et elle ouvre des maisons d’hospitalité pour offrir aux sans-abris aux oublié·es de la prospérité aux affamé·es aux meurtri·es une maison, un foyer, un lieu hospitalier, où rebâtir sa personne, sa vie et ses relations. Pour aller vers un avenir possible, pour prendre des forces avant de reprendre sa route.
Dorothy Day commence son action dans sa cuisine et dans son salon, avec les moyens du bord. Elle ouvre sa porte à autrui et c’est toute sa vie qui change.
On croit savoir et c’est l’autre qui nous enseigne
On croit maîtriser et c’est l’autre qui nous révèle notre fragilité
On croit aider et c’est l’autre qui nous libère
On croit comprendre et c’est l’autre qui nous montre le chemin à suivre
Amen