Luc 17 :5-10 Grandchamp 10/2025
Curieux assemblage, que cet enchaînement de prises de paroles par Jésus… Ont-elles vraiment été prononcées l’une après l’autre ??
La 1ère se veut une réponse à l’inquiétude des apôtres devant les exigences de la mission. Comment vivre un tel programme ?? On les comprend. Alors ils demandent : « augmente en nous la foi ! ». Et Jésus réplique : « la foi, si on l’a, et même si elle n’a l’air de rien, peut réaliser l’impensable : dites à cet arbre d’aller se planter dans la mer, et il le fera! » .
Puis sans transition une parabole, mettant en scène un serviteur obéissant, qui ne fait que des choses utiles, ordonnées par son maître. Ce dernier va-t-il être reconnaissant ? Jésus ne le dit pas. Mais il pose cette conclusion : « Vous, quand vous aurez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles ».
En quoi ces paroles sont-elles « bonne nouvelle » ?? Qu’ont-elles pour rassurer, stimuler, vivifier notre service, notre mission ?
Il y a d’abord cette histoire d’arbre ; Jésus fustige-t-il simplement le manque de foi des apôtres, par un exemple extrême ? Mais tout de même, étrange exemple. Quel intérêt pour le Royaume, de réaliser cette performance ? C’est irrationnel et inutile, osons le dire…ça ne sert ni Dieu ni l’homme, sauf peut-être celui qui accomplit ce prodige. L’exemple donné ressemble plutôt une prouesse, et me paraît plutôt un contre-exemple. On n’a pas pour mission d’épater la galerie, ce n’est pas ce que Jésus demande aux siens, ni ce qu’il a recherché pour lui-même, bien au contraire.
Vu sous cet angle le serviteur, lui, par contraste, évolue dans le cadre d’une relation, qui est relation d’obéissance. Il n’agit pas de son propre chef mais il accomplit les ordres qu’il reçoit d’un maître. Toute la différence est là, d’avec le précédent. Alors penchons-nous un peu sur ce serviteur qui, je l’espère, nous représente. « Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles ». Soulignons d’entrée que ce n’est ni Dieu ni le Christ qui qualifient le serviteur ainsi. Il n’est pas dit que nous comptons pour rien aux yeux de Dieu, ni qu’un serviteur en vaut un autre, ni que Dieu peut très bien se passer de nous. Non, ce qui est écrit c’est : dites, dites vous-mêmes, à propos de vous-mêmes, que vous êtes des serviteurs, des servantes inutiles.
Ainsi, qu’est-ce que le Christ pointe ? Il soulève la question de NOTRE RESSORT INTERIEUR quand nous servons, quand nous témoignons, quand nous rendons service, quand nous suons à la tâche, quand nous accomplissons des miracles, quand nous prions…. Dans quel esprit faisons-nous les choses, dans l’obéissance même à notre Maître ? qui servons-nous ? et avec quelle intention ? Qu’est-ce qui anime l’Eglise dans l’exercice de sa mission ? et moi ? à quoi, à qui suis-je accrochée, quand je travaille, quand je prêche, quand je regarde, quand je prie… Suis-je accrochée à moi ou au Christ ? C’est tout.
On n’est pas dans la parabole des talents. Ici, « l’inutilité » ne porte pas sur le service accompli -qui lui est hautement désirable, précieux, indispensable- mais elle porte sur l’opinion que nous avons de nous-mêmes. Ayez en vous cette posture qui ne revendique rien pour soi ni n’attend de félicitations quand vous donnez votre temps, vos forces, votre amitié, vos efforts pour servir le Maître. Un enfant ne se regarde pas jouer, il joue ! De la même façon, le serviteur ne se regarde pas servir ; il est à sa tâche, rien qu’à sa tâche, sans s’évaluer lui-même. Et sa tâche, c’est d’exécuter la Parole entendue de la manière la plus ajustée possible, en gardant les yeux fixés sur son maître.
Tant qu’on a les yeux fixés sur le bien qu’on fait ou ne fait pas, tant qu’on a le souci de savoir ce qu’on vaut et d’en recevoir validation, on se préoccupe de soi, on tourne autour de soi. Qui veut sauver sa vie, la perdra ! Dietrich Bonhoeffer l’exprimait à sa façon dans ses écrits de prison: « qui suis-je ? ce gentilhomme ferme et serein, souriant et parlant comme un homme accoutumé à vaincre, ainsi que me le disent mes gardiens ? ou cet homme que moi seul connais, inquiet, malade de nostalgie, affolé comme un oiseau en cage, et cherchant mon souffle comme si on m’étranglait ?...Qui suis-je ? celui-ci aujourd’hui ? celui-là demain ? ou les deux à la fois ? Dérision que ce monologue ! Qui que je sois tu me connais, ô Dieu, et je t’appartiens ». Quelle libération !
Jésus, le Serviteur par excellence, disait de lui-même : « Je ne fais rien de moi-même, mais j’agis selon ce que le Père m’a ordonné. Je ne fais rien pour moi-même, mais pour que le Père soit glorifié. » Soli Deo gloria. Tel est le ressort profond de toute sa vie, mort comprise. Il s’est rendu volontairement obéissant, sans automatisme ni soumission servile. Il a choisi de se laisser conduire et porter par l’Esprit pour faire la volonté de son Père, qu’il (qui l’) aime. Le Fils a effacé de son programme toute prétention à se faire valoir, il s’est abandonné à l’élan venu d’en-Haut, essentiel, salutaire à savoir : exprimer, traduire, donner dans sa personne et sa vie la puissance de l’amour et de la vie divine.
Aujourd’hui dans son élévation, le Seigneur nous invite à laisser le passage à Dieu (tiens ? passage !…) comme lui l’a fait; afin que son Royaume advienne ici, par notre obéissance… et notre Père sera glorifié. La valeur du vase d’argile, c’est le trésor qu’il porte… Telle est la révélation de l’évangile, que l’apôtre Paul nous enjoint de garder « dans toute sa beauté ».
Ainsi, aimons être ce simple vase que Dieu façonne. Il est bon que nous existions. « Merveille que je suis ! » s’exclame le psalmiste dans sa louange ; il se reçoit du regard de l’Autre. Tout est une question de justesse, celle d’être à sa juste place, sans se mépriser ni se complaire en soi-même. Qu’importe nos réussites et nos ratages, nous avons été saisis par le Christ et nous lui appartenons.
Pour terminer, une grâce qui découle de cette appartenance ; j’en ai trouvé l’expression en cherchant l’équivalent hébreu de l’inutile. L’un de ses très rares emplois, dans le 2ème livre de Samuel ch.6, désigne David à moitié nu qui saute et danse de toutes ses forces devant l’arche du Seigneur. Et voilà que la fille de Saül ricane devant ce comportement d’un roi et le traite de « bon à rien », littéralement d’homme « vain et inutile ». Où est l’honneur en effet, où est l’utilité de sauter et danser et chanter devant son Dieu ? Ni honneur ni prouesse il est vrai, mais gratuité… qui dévoile que la relation au Maître est de l’ordre de l’amour.
Et de cette gratuité naît la JOIE. La joie… parfaite.
Amen.