I

« Nous vivons à une époque à la fois troublante et magnifique, une époque dangereuse où rien ne préserve l’âme ». C’est une parole de mère Geneviève, dont vous faites aujourd’hui mémoire, chères sœurs de Grandchamp.  Mère Geneviève résumait ainsi son regard sur le monde en 1938, avec la conscience d’un enjeu vital : « la vie spirituelle elle-même, toute vivante et même puissante a un caractère d’action dynamique, entrainante, très belle, mais par moment inquiétante, parce que l’être humain y joue un rôle de premier plan…. Et je pense que notre civilisation va mourir dans cette folie collective du bruit, de la vitesse, où aucun être ne peut penser. (…) Nous devons nous unir et nous aider à créer des forces calmes, des asiles de paix, des centres vitaux le silence des hommes appelle la parole créatrice de Dieu. C’est une question de vie ou de mort ».  Ainsi, il y a bientôt 90 ans, mère Geneviève en appelait, de tout son discernement, à l’éducation de cœurs capables d’écouter, dans le silence.

Aujourd’hui, une voix rejoint la sienne, et lance un appel plus pressant encore en raison de notre temps. Cette voix nous dit  : « La question la plus décisive que chacun peut se poser est peut-être la suivante : ai-je un cœur ? ». Ainsi nous interpelle le pape François, dans sa toute récente et très belle encyclique ayant pour titre « IL NOUS A AIMÉS ».        

Oui, mes sœurs, mes frères, Mère Geneviève en appelait à un cœur qui écoute ; et le pape François est amené à demander : avons-nous un cœur ?  Car, dit-il, « en voyant comment les nouvelles guerres se succèdent avec la complicité, la tolérance ou l’indifférence d’autres pays… nous sommes en droit de penser que la société mondiale est en train de perdre son cœur. (…)   Voir des grands-mères pleurer sans que cela nous soit intolérable est le signe d’un monde sans cœur ».

 

À celles et ceux qui perçoivent l’amour de Dieu, à celles et ceux qui prient et travaillent pour que cet amour soit reconnu et aimé, deux voix s’unissent pour indiquer le chemin. La première voix dit : « Maintiens en tout le silence intérieur, dispose ton cœur à écouter » ; la deuxième voix dit : « Approche ton cœur de celui du Christ, confie ton cœur au cœur du Seigneur qui aime de toute éternité ».

 

II

 

Ce que nous apprend notre siècle, c’est que même les bonnes volontés, même les ressources d’une créativité étonnante, risquent de se perdre, quand disparaît l’écoute de Dieu qui parle dans le silence. Car certaines découvertes sont détournées au profit de projets inhumains ; une énorme part des ressources sont dilapidées au bénéfice égoïste de quelques-uns ; la soif d’exister, de devenir quelqu’un, et même de dominer le monde inspire des choix de folie dont les conséquences, néfastes pour tous,  sont imprévisibles.

L’homme, la femme de notre siècle a-t-il un cœur ? L’homme, la femme de notre siècle se réfère-t-il encore à son cœur ? L’homme, la femme de notre temps ont-ils appris à faire usage de leur cœur ? Le cœur est ce lieu intime où peut se réaliser une unité de l’être. Le cœur   est ce lieu central où le silence et l’écoute viennent nourrir  un choix radical : le choix d’aimer la vie et de la soutenir sur les pas de Jésus.

Chez les personnes lucides et de bonne volonté surgit alors une question : « Comment puis-je me fier à mon cœur, quand celui-ci a été blessé, malmené ? » ou encore : « Comment puis-je m’orienter et choisir quand je découvre mon cœur habité de mouvements contradictoires ? ».  Ainsi, à certaines périodes, le découragement frappe à la porte.

On comprend alors que Jésus insiste, avec force et douceur :  « Vous qui ployez sous le fardeau, venez à moi. Mettez-vous à mon école, car Je suis doux et humble de cœur ». Jésus offre donc son propre cœur comme lieu d’école pour notre cœur. Ce qui faisait dire à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus :

« L’attitude la plus appropriée

est de placer la confiance du cœur hors de soi-même,

en la miséricorde infinie d’un Dieu qui aime sans limites

et qui a tout donné sur la Croix de Jésus-Christ ».

 

III

La résistance au découragement, et bientôt même une joie, peuvent s’affermir au profond du cœur humain lorsque nous sommes pour ainsi dire mis en contact avec l’amour qui habite le cœur  notre Dieu.  Toute une lignée de témoins nous prennent ici par la main.

C’est d’abord Jean, qui discerne l’absolu de cet amour de Jésus à l’occasion d’un geste de violence gratuite, un acte de non sens et de rage : « Les autorités religieuses demandèrent à Pilate

 

qu’on enlève les corps des crucifiés après leur avoir brisé les jambes. Les soldats allèrent donc briser les jambes du premier, puis de l’autre homme crucifié avec Jésus.

Quand ils arrivèrent à Jésus, voyant qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, …mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau ».

 

À cet acte brutal de mépris à l’égard d’un mort, Jean oppose la vision d’une brèche ouverte pour une conversion possible des cœurs : « Cela arriva pour que s’accomplisse l’Écriture ; un passage dit en effet : Ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé ».

Dans ce même événement d’une blessure inutile faite à Jésus déjà mort, sainte Catherine de Sienne apprend à discerner l’annonce que Jésus nous a aimés plus encore que sa mort ne pouvait le montrer. « Je t’ai montré que c’est infiniment que je vous aime ! plus que mes souffrances n’ont pu le dire.»

 

Saint Augustin écrit que Jean, le disciple bien-aimé, lorsqu’il pencha la tête sur la poitrine de Jésus, s’est approché du lieu secret de la sagesse. En disant cela, saint Augustin ne partage pas simplement une contemplation intellectuelle d’une vérité théologique, mais il évoque l’union intime vécue avec le Seigneur, le cœur comme symbole et lieu de la rencontre profonde avec Jésus.

 

 

 

Saint Bonaventure et saint Bernard comparent le côté ouvert de Jésus à un creux dans une muraille. Nous voici invités à nous y réfugier comme la colombe. Au plus près du cœur du Seigneur, il s’agit de vivre concrètement le fait de demeurer en sa présence, dans son amitié.

« Lève-toi donc, âme amie du Christ et sois la colombe qui a fait son nid dans le mur d’une grotte, sois le moineau qui a trouvé une maison et ne cesse de la garder, sois la tourterelle qui cache les petits de son chaste amour dans cette ouverture sacrée ».

 

Ces saints témoins nous entrainent vers une compréhension concrète de l’alliance proposée par Jésus : « Demeurez en moi, comme moi en vous ». Que représente cette alliance, que représente ce cœur à cœur entre nous et Jésus, quand il est question de pardonner, de croire, de s’abandonner ?

Nous le savons bien, pour accorder un pardon qui est au-delà de notre portée, nous allons nous appuyer sur la force de pardon de Jésus, à la manière dont un surfeur sait se placer pour profiter de l’extraordinaire force de la vague.

De même pour la foi, pour la confiance. Notre confiance, si modeste soit-elle, nous pouvons la glisser dans la confiance sans faille de Jésus envers son Père et notre Père.

Que peut signifier s’abandonner à Dieu pour un cœur qui a souffert d’abandon ? Ai-je un cœur ?  Que répondre, quand tant de fois je pourrais perdre cœur ?

Les deux voix que nous avons écoutées au début nous redisent : 

« Fais du silence un ami ; dispose ton cœur à écouter ».

« Approche ton cœur de celui du Christ, qui aime de toute éternité ».

 

Quant à la voix des anciens, elle nous encourage de manière simple et concrète :

À chaque aube, fais descendre ton intelligence dans ton cœur,

et vis tout le jour en présence du Seigneur.

À tout moment, mets ton cœur en celui de Jésus-Christ,

et vis tout dans sa confiance envers le Père.

 

Amen.