Prédication Grandchamp
3 octobre 2024
Romains 3,9-12.19-21 / Luc 8,22-25
J’ai dans mon bureau une petite icône, acquise à Grandchamp il y a quelques années, qui représente l’épisode de la tempête apaisée. Elle m’a été précieuse dans des temps d’inquiétude. J’aimais la sérénité confiante de Jésus endormi, et sa force tranquille capable d’apaiser nos tempêtes. Elle m’a aidé à retrouver un peu de paix intérieure.
Cependant, les textes qui sont proposés à notre méditation lancent un appel plus pressant. Loin de se limiter à nous tranquilliser, ils nous bousculent. Oui, l’apaisement de la tempête nous remue ! Car ces textes révèlent aussi la détresse de notre condition humaine, et interrogent notre foi en Jésus. Ce soir, c’est la foi qui est en question ; c’est le salut qui se manifeste !
Dans l’épître aux Romains, Paul cherche à faire comprendre à ses correspondants que le salut est hors de leur portée. Nous retrouvons là ce que j’appelle le réalisme biblique : une description de la société humaine, sans édulcoration, sans concession. La société, à laquelle appartenaient les premiers chrétiens de Rome, à laquelle nous appartenons nous aussi : un monde qui marche dans les ténèbres, qui s’auto-détruit, qui, dans sa folie perverse, court à la catastrophe. Un monde dont nous sommes tous responsables.
Paul évoque ce monde avec la Parole de Dieu. Il montre ainsi que cette situation n’est pas ignorée du Seigneur. Et il cite, il accumule les citations, sans contextualisation, de manière imprécise, les unes après les autres : les Psaumes 14, 53, 5, 140, 10, 59, 36 ! Exactement ce que ne devrait pas faire un théologien sérieux ! Tout cela pour affirmer : Il n’y a pas de juste, pas même un seul… Ils sont tous dévoyés. (Rm 3, 10-12)
Paul veut démontrer la force, la vérité de cette Parole. Et il garde confiance : elle peut atteindre sourds et aveugles. Pour les sourds et les aveugles, perdus dans la nuit du péché, Dieu fera alors briller sa lumière et retentir son salut : la justice de Dieu a été manifestée ! (Rm 3,21)
Dans nos perversions, nos injustices, nos violences, nos impiétés, nos impuretés, un Témoin s’est levé, porteur de l’accomplissement des promesses de l’Éternel. Les apôtres apprennent à le découvrir, dans la personne de leur compagnon de route…
Luc, avec les autres évangélistes, nous relate un miracle étonnant. La tempête apaisée est un prodige contre les forces de la nature, qui défie toute explication rationnelle.
Cette dimension du miracle, qui dépasse l’entendement, nous invite à quitter nos sécurités raisonnables, et à entrer dans le mouvement de la Révélation, à nous mettre à l’écoute de ce que la Parole de Dieu veut nous faire comprendre. Il convient de dépasser le spectacle, pour capter quelque chose de ce que le Seigneur nous signifie.
Tout se passe bien dans ce récit tant que Jésus prend part à la navigation avec ses disciples. C’est quand il s’endort que se déclenche la tempête. Comme s’il y avait une relation de cause à effet. Quand Dieu se retire, le mal se déchaîne.
Nous ne savons pas toujours pourquoi Dieu se retire, mais il nous arrive de faire l’expérience d’une absence – qui sait d’ailleurs si, parfois, ce n’est pas nous qui laissons Dieu de côté ?… Cette expérience s’exprimait déjà dans les prières de la Bible : Réveille-toi, pourquoi dors-tu, Seigneur ? Sors de ton sommeil, ne rejette pas sans fin ! Pourquoi caches-tu ta face et oublies-tu notre malheur et notre oppression ? (Ps 44,24-25) Combien de détresses pourraient encore aujourd’hui s’exprimer dans cette prière ?
En peu de mots, Luc décrit la violence de l’événement : tourbillon, vent, vagues, danger… La tempête semble profiter du sommeil de Jésus, du silence de Dieu. Cependant, il est bien là ; il n’a pas quitté le navire. Jésus n’abandonne pas ses disciples, même et surtout quand la tempête se déchaîne.
Les Psaumes de la Bible évoquent ces flots tumultueux : Dieu, sauve-moi : l’eau m’arrive à la gorge… Je coule dans l’eau profonde, et le courant m’emporte ! (Ps 69, 2-3) Ces eaux désignent les puissances du mal, les forces qui détruisent l’humain. Les hébreux avaient peur de l’eau. Leur foi se fondait sur la victoire de l’Éternel sur la Mer, quand ils étaient sortis d’Égypte. Dieu seul est celui qui peut nous délivrer, nous retirer des grandes eaux (Ps 18,17).
Derrière la tempête, pour les disciples, il n’y a pas que le danger de la navigation. Ce sont des puissances qui se déchaînent contre eux, et qui s’en prennent même à Jésus qui est avec eux. Alors Jésus, comme pour chasser un démon, menace ces puissances (cf. Lc 8,26). Nous retrouvons ici ce dont parlait l’apôtre Paul : les humains sont submergés par le mal. Ils sont incapables d’y résister. Et pour eux ce mal, sans le secours de Dieu, conduit à la mort : Maître, maître, nous périssons ! (Lc 8 , 24)
Aujourd’hui, notre vie, notre monde sont éclaboussés par les vagues déferlantes de tempêtes : l’angoisse, le désespoir, les injustices, les pauvretés, les exils, les guerres, les pollutions… Nous crions à Dieu, et il nous semble parfois qu’il dort profondément.
Et pourtant, c’est dans ces tempêtes que nous sommes invités à découvrir sa présence…
Dans cette catastrophe expérimentée par les disciples de Jésus, il y a son réveil (Lc 8 ,24).
Le sommeil de Jésus, son immobilité, et même sa mort, Luc nous les fera découvrir encore une fois, un peu plus loin dans son Évangile, sur la croix. La vision d’un Maître apparemment incapable de sauver quand le mal se déchaîne : Il en a sauvé d’autres. Qu’il se sauve lui-même s’il est le Messie de Dieu, l’Élu! (Lc 23,35)
Mais dans la tempête comme sur le Golgotha, il n’a pas quitté son poste. Il était plongé dans l’abîme des détresses humaines, dans les flots de nos misères, sous les vagues de nos péchés et de nos cris. Sa présence restait celle de l’ami fidèle et confiant : Père, entre tes mains, je remets mon esprit (Lc 23,46). Ainsi s’exprimait sa foi, cette foi de Jésus Christ (Rm 3,23 : dia pistewj Ihsou Cristou), cette foi qui porte le salut.
Jésus se réveille dans la barque : Il menaça le vent et les vagues : ils s’apaisèrent et le calme se fit (Lc 8,24). Il se réveillera aussi du sommeil du tombeau. Vainqueur du péché et de la mort, il se révélera le Sauveur de ce monde entier, reconnu coupable devant Dieu (Rm 3,19). C’est aussi cela que préfigure le récit de la tempête apaisée.
En le rédigeant, Luc n’a pas voulu nous offrir seulement une lotion apaisante, une tisane pour calmer nos angoisses, et nous permettre de dormir paisiblement, comme Jésus sur son oreiller (cf Mc 4,38). Luc ne recherche pas notre sommeil, mais notre réveil ! Notre réveil par la foi…
Une foi qu’il vient susciter, re-susciter en nous. Comme pour les disciples qui voient le sauvetage opéré par Jésus, et qui s’émerveillent (eqaumasan : Lc 8,25). La peur laisse place à une stupéfaction, un émerveillement.
Voilà où apparaît maintenant leur foi (pistij). Elle n’est pas une œuvre de plus, un acte de bravoure, pour acquérir leur salut. Elle ne dépend pas d’eux. Elle est un éblouissement devant l’œuvre du Seigneur. Désormais, en ce qui nous concerne, elle consiste à accueillir, au milieu des ténèbres, la lumière de la résurrection, la joie d’un salut offert, par le Christ seul.
La petite icône de Grandchamp montre dans la barque Jésus endormi, et aussi Jésus réveillé et bénissant. Dans cette barque, au milieu des disciples, sont représentés deux Jésus !
Ingénieuse expression de la réalité qui est la nôtre, dans un monde qui n’est pas encore le Royaume de Dieu, et qui reste secoué, menacé, par des tempêtes de toutes sortes. Où Dieu semble lointain, endormi. Mais où, dans les pires détresses de notre vie ou de l’humanité, le Christ reste présent et nous invite à garder confiance.
Il est le Crucifié, qui souffre et qui meurt avec nous, pour nous. Mais le Crucifié est ressuscité. Il est aussi Celui qui s’est réveillé de la mort, qui est avec nous, pour nous, le Vainqueur des puissances destructrices.
Émerveillés, nous plaçons en lui notre confiance. Il est le Témoin de la justice de Dieu (Rm 3,21). Il est capable de sauver ceux qui périssent. Amen