Genèse 22

Il y a quelques années le synode de notre Église avait décidé de reformuler la sixième demande du Notre Père.
L’ancienne formule « ne nous soumets pas à la tentation », avait été changée par « ne nous laisse pas entrer en tentation ».
Cela ne correspond pas à la version grecque, mais c’était plus facile à entendre.
Car l’idée que Dieu puisse tenter est inacceptable.

Et pourtant c’est ce qui arrive dans ce récit.
Dieu met à la preuve Abraham.
Une preuve inhumaine, celle de sacrifier son fils.
Ou peut-être pas !
ça dépend comment on lit ce récit.
Peut-être la vraie tentation ce n’est pas une épreuve que Dieu nous donne.
La vraie tentation, c’est Dieu lui-même.
Ce Dieu qui est différent de ce qu’on imagine.
Qu’on n’arrive pas à saisir par nos efforts et qu’on ne veut pas saisir lorsqu’il se manifeste.

Ne nous soumets pas à la tentation équivaut alors à dire, permets-nous de t’accueillir tel que tu es sans te réduire aux images que nous nous faisons de toi.
Une paraphrase pourrait être ce que Jésus dit aux messagers de Jean au chapitre 11 de l’évangile de Matthieu : Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute.

Abraham fait preuve d’une obéissance sans tache quand il accepte de monter sur le mont Moriah pour sacrifier Isaac.
Mais qui lui demande de sacrifier son fils ?
Dans le texte hébreu Dieu dit littéralement : fait monter ton fils Isaac sur la montagne. L’expression « faire monter » signifie parfois « sacrifier à Dieu » et plus spécifiquement quand il s’agit d’un holocauste, car on fait monter la fumée vers les hauteurs.
Mais on n’est pas obligé de le comprendre comme ça.
La première signification reste celle de « faire monter » et on peut bien comprendre que Dieu ait simplement demandé à Abraham de faire monter Isaac sur la montagne qu’il lui indiquerait, dans une autre intention.

Tout dépend du contexte.
Et le contexte de Abraham, c’est qu’il vit au milieu d’un peuple païen.
Et le sacrifice d’enfants était pratiqué.
Aujourd’hui aussi on les pratique, sous d’autres formes plus civilisées. Et parfois on le pratique au nom de Dieu.
A l’époque d’Abraham, on tuait des enfants avec un couteau et on les brûlait sur un autel pour faire plaisir à tel ou tel dieu et obtenir ses faveurs.

Abraham avait un autre Dieu que les idoles du moyen Orient, mais sa façon de comprendre le mot Dieu, de comprendre le vocabulaire qu’on utilise quand on veut parler de Dieu était fortement influencé par son éducation et par ce qu’il entendait autour de lui.

Nous ne sommes pas épargnés de ça. Quand nous utilisons le mot Dieu, nous le comprenons comment ? Quand nous utilisons le mot « justice », le mot « péché », nous les comprenons comment ? Est-ce que notre compréhension est due à une lecture assidue de la bible et à des heures de méditation et de prière, ou bien nous pensons savoir ce que ces mots signifient et nous les comprenons comme on nous les a transmises et comme les comprennent nos contemporains, au point que parfois nous nous demandons si croire ou pas croire fait une différence.
Nous faisons des dégâts avec notre mauvaise compréhension de Dieu.
Ceux qui nous entourent deviennent souvent les victimes collatérales de notre mauvaise théologie.

Dieu.
Le mot Dieu en soit est un mot païen, la Bible préfère parler de Jahvé, un nom propre.
Et Jahvé nous pouvons le connaître dans la mesure où il se révèle et que nous entretenons une relation avec lui.
Mais c’est difficile de connaître quelqu’un en faisant abstraction des idées reçues et des préjugés.
Abraham avait une relation avec Jahvé, et il avait osé ce qu’aucun de ses contemporains n’avait osé. Il a osé, il a quitté sa patrie, il a renoncé à la sécurité, il a changé de nom, il a quitté beaucoup de choses pour son Dieu.
Et Dieu lui demande de quitter encore une chose.
Son fils ? ou pas !

On voit Abraham lutter contre l’idée qu’il se fait de Dieu.
On le voit douter de l’idée qu’il se fait de Dieu et qu’il partage avec ses contemporains.
D’un côté il comprend l’ordre de Dieu comme l’ordre de sacrifier son fils, mais il n’y croit pas vraiment.
Il dit à ses serviteurs qu’il va retourner avec Isaac, il dit à Isaac que Dieu pourvoira avec un agneau.
Il n’y croit pas car il a fait l’expérience d’un Dieu bon, un Dieu qui garde ses promesses.
Entre sa foi et ses préjugés il y a une lutte, pas très différente de celle que devra mener son petit-fils Jacob au bord du Yabbok, pas très différente de celle que devront mener tous ceux qui se réclament de son Dieu.

La foi nous fait douter de nos propres images de Dieu. Et ce doute demande beaucoup de courage.
C’est la tentation d’Abraham : oser voir le vrai Dieu, en face.
Et c’est terrible, car qui voit Dieu doit mourir, il doit mourir à soi-même, il doit mourir aux autres, il doit mourir à ce qu’il a toujours pensé être Dieu et être sa volonté.

Et c’est ce que Abraham découvre sur la montagne de Moria.
Quand il descend de la montagne ses rapports avec Isaac et avec Dieu ont complètement changé.
D’ailleurs, le récit utilise le mot générique Dieu pour parler de l’Éternel, jusqu’à ce que Abraham arrive au sommet. Après le refus de Dieu de voir Isaac sacrifié, le récit le nomme Yhavé, un nom propre. Dieu change, Abraham change, Isaac probablement change aussi.

Cette histoire commence avec l’expression « après ces événements ».
Souvent je n’y prête pas attention, cela signifie simplement qu’un épisode vient de se terminer et qu’un autre va commencer.
Mais cette fois-ci j’ai voulu voir quels étaient ces événements.

Avant ce récit est racontée l’alliance qu’Abraham fait avec Abimelek pour l’accès à l’eau d’un puits.

Abraham apparaît comme un homme de foi qui fait entièrement confiance à Dieu et en même temps un homme avisé qui sait comment régler les choses de la vie à son avantage.

On peut être homme de foi et bien gérer sa vie, c’est même souhaitable.
Mais le danger c’est l’attitude que nous pouvons avoir face à la vie et face à Dieu, quand nous réussissons par nos efforts. Reconnaissance ou fierté ? Don ou exploit ? Grâce ou mérite ?

Abraham est un homme de foi et il est sûrement reconnaissant vis-à-vis de Dieu pour la naissance d’Isaac.

Mais après l’épreuve du mont Moria, je pense qu’il est davantage reconnaissant.

Comme chacun de nous, il est reconnaissant dans la foi de ce qu’il a reçu, mais comme chacun de nous il se confie tout de même un peu en ses capacités et en ses mérites.

Isaac est le fruit de la promesse, mais Abraham y est pour quelque chose.
Et Dieu a réalisé la promesse, mais il a le droit d’exiger en retour.

A Moria Abraham change sa vision de Dieu, Dieu n’est pas « oui et non », je te donne mais à des conditions, je te donne mais tu me donnes. Pour paraphraser l’apôtre Paul Abraham découvre que Dieu n’est que « oui ».
Dieu ne donne pas seulement, Dieu donne totalement, sans calculer.
Et ainsi Abraham change son rapport à Isaac qui lui est donné une deuxième fois.

C’est souvent ce que notre attitude de croyant, nous croyons mais jusqu’à un certain point. Ce que nous avons est un don de Dieu, mais aussi un peu le fruit de nos efforts et de nos mérites, quelque chose que nous avons le droit d’avoir.
Et pour nous Dieu, à notre image, il est généreux, mais jusqu’à une certaine limite.
Découvrir un Dieu qui n’a pas demandé de sacrifice, qui n’a pas demandé de contrepartie, nous plonge dans une nouvelle dynamique.

Vivre du don absolu signifie aussi devenir don absolu,
car comme dit Jésus nous sommes l’image de Dieu qui fait lever le soleil sur les méchants et sur les bons.
Nous avons à être parfaits comme notre père est parfait.
Ayez la pensée de Christ, dira Paul.
Vivre dans une dynamique du don parfait est une bénédiction.
Mais essayer de la vivre, ça fait peur.

Ce n’est la demande d’un sacrifice qui nous fait trembler, c’est l’absence de cette demande qui nous bouleverse.
Qu’est-ce que ça veut dire de recevoir sans mériter ? si nous n’avons aucun mérite pour ce que nous avons, est-ce que nous l’avons vraiment ?
Et si nous ne l’avons pas mérité, sommes-nous tenus de le donner si quelqu’un en a besoin ?

Nous entrons aujourd’hui dans le temps de carême.
A la fin de cette période nous ferons mémoire de la mort en croix de Jésus.
Jésus est le don de Dieu.
Le don absolu de Dieu, un Dieu qui donne sans compter.
Un Dieu qui change toute logique et qui ne demande pas de sacrifice.
Qui devient lui-même le sacrifice.

Il est habituel pendant la période de Carême de renoncer à quelque chose.
Il y en a qui renoncent à la viande, qui renoncent à l’alcool, qui renoncent au chocolat.
En suivant l’exemple d’Abraham pourquoi n’essaierions-nous pas de renoncer aussi aux idées que nous nous faisons de Dieu.
Pourquoi ne pas prendre distance de ce que nous pensions de notre foi et se remettre à une lecture de la Bible renouvelée.
Pourquoi ne pas s’ouvrir à Dieu tel qu’il veut se montrer, quitte à devoir mourir pour renaître ?
Pourquoi nous ne renoncerions pas aux idées que nous nous sommes faites de Dieu et que sur la montagne, le Golgotha cette fois-ci, nous ne laisserions pas Dieu se donner à nous tel qu’il est et transformer radicalement nos vies ? Amen