2 R 4, 8-17
Mt 10, 37-42
Ro 6, 3-11

Hier, j’étais au téléphone avec ma maman : tu prêches sur quel texte ? « Qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. »
« Ouh, c’est difficile ! » 😉 Oui, c’est difficile, comment pourrais-je lui dire « J’aime mieux Jésus que toi » ou comment pourrais-je entendre d’elle « Je préfère Jésus à toi » ?

Et ces paroles sonnent d’autant plus étrangement que le confinement nous a fait expérimenter l’importance des liens – intrafamiliaux – ou tous les liens dont nous étions privés, qui n’étaient plus possibles.

Oui, comment un texte biblique peut-il déprécier les liens filiaux/ parentaux ? Alors même que le décalogue nous enjoint à honorer son père et sa mère ? Ce que Matthieu, lui aussi rappelle dans la bouche du jeune homme riche (Mt 19, 16-26) et que Jésus valide en disant « tu as bien parlé ».

Je peux évidemment me dire que cette question est la mienne, et non la vôtre – vous, quand vous êtes entrés dans les ordres à Grandchamp, vous avez quitté père et mère, renoncé à avoir des fils et des filles, pour répondre à l’appel du Christ. Vous avez déjà fait ce choix.

En même temps, tout le travail d’introspection, le travail sur soi que vous faites, p.ex. dans la démarche de l’évangélisation des profondeurs, vous a, j’imagine, fait prendre conscience de l’importance de ces liens parentaux, de la manière dont ils vous ont marquées tant de manière limitante, voir destructrice, que constructive, épanouissante.

Alors quoi ?
Tout d’abord, nous ne sommes pas seuls avec ces questions. Matthieu déjà a réfléchi à la difficulté de transmettre cette parole de Jésus. Les commentaires s’accordent en effet pour dire qu’il a probablement atténué la phrase originale telle qu’elle nous est transmise chez Luc (14,26): « qui ne hait pas son père et sa mère.. ». Mais en même temps, comme l’araméen ne connaît pas de comparatif, Matthieu a peut-être simplement traduit en grec l’intention originale : aimer plus.
Ensuite, le terme utilisé ici n’est pas agapan, comme dans « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 39ss), mais philein qui chez Matthieu est plutôt connoté négativement (Ceux qui aiment faire leurs prières au vu et au su de tout le monde Mt 6,5 ; ou ceux qui aiment occuper les premières places dans les dîners ou les synagogues Mt 23,6)

Cherchons plus loin. Le texte de Matthieu se situe à la fin de l’envoi des Douze disciples en mission (début 10,1) ; il leur donne l’autorité de chasser les esprits impurs, de guérir toute maladie et toute infirmité (10,1), il les envoie sans argent, sans sac, sans bâtons (10,8), il avertit qu’ils seront livrés aux tribunaux, flagellés dans les synagogues (10,17). Il encourage à ne pas craindre ceux qui – peuvent tuer le corps, mais ne peuvent tuer l’âme- (28) Puisqu’aucun moineau ne tombe sans la volonté du Père, Il invite à la confiance en ce Dieu qui a compté tous nos cheveux(29s). Il met en garde qu’il reniera ceux qui le renieront (10,32ss).

Notre passage résume et souligne la radicalité et l’orientation de base de cet envoi. Vivre comme disciple, témoin pour le monde au sein d’une communauté religieuse ou comme tout baptisé exige – et offre – une orientation exclusive, de toute sa vie, sur le Christ.

Pour l’illustrer, je vous ai fait un dessin
J’ai essayé de reproduire un céphalopode. C’est à dire la manière dont les tout jeunes enfants dessinent une personne. : une grande tête avec des yeux et des jambes.

Pour les pédiatres et les psychologues, ce dessin exprime leur première perception de l’autre : un visage qui leur sourit, leur parle, les regarde, rayonne. L’enfant dessine ce qu’il perçoit.
L’importance du regard, du visage de l’autre dans la relation. La valeur qu’il reçoit, le lien qui s’y dit.

C’est à travers les visages qui le regardent que l’enfant comprend petit à petit qu’il est quelqu’un, un vis-à-vis des autres, une personne. Il découvre et reçoit sa propre identité. Et ce premier visage ou ces visages qui, au début d’une vie, reviennent souvent, sont ceux des parents.

L’identité se construit à travers les relations, les interactions. Martin Buber disait : il n’y a de « je » que parce que quelqu’un m’a dit « tu ».

Ce qui se passe dans la relation peut être créateur de force de vie, cela peut aussi être neutre ou mortifère. Ainsi, Martin Buber distinguait les relations « je-Tu », où l’ouverture, l’attente mutuelle laisse la place aussi à l’inattendu, des relations « je-Cela » où l’autre est chosifié. Le Tu ou le Cela ne dépend pas de l’objet de la relation, nous pouvons autant chosifier une personne dans notre interaction avec elle que vivre une relation Je-Tu avec un arbre, s’ouvrant à lui comme à un vis-à-vis.

Pour reprendre notre texte, je dirai qu’il invite à laisser tomber les nombreux liens qui nous ont fait, défait, ceux que nous soignons ou qui nous emprisonnent, pour reprendre en premier le lien primordial à Dieu :
Voir/ entendre/ percevoir/ s’imprégner d’abord du regard, du visage de Dieu, en recevoir notre identité première, y retourner toujours.
Et placer tous les autres liens, filiaux, parentaux, autres à la deuxième place. Ils ne sont pas secondaires, ils deviennent seconds. Reconnus dans leur importance, mais seconds.
L’assurance que nous donne le lien premier au Christ nous donne de les vivre avec la distance ou la liberté nécessaires. Nous n’en dépendons pas en premier. Ils ne sont pas décisifs pour notre identité première. Ils sont importants, décisifs parfois, mais seconds.

Vivre en premier le lien au Christ, préférer l’amour du Christ et au Christ à tout autre lien, c’est perdre en assurances plurielles : je ne suis pas d’abord tel et telle, fille ou fils de / parent de/ sœur de…, je ne suis pas d’abord reconnue par mes pairs, mes diplômes, mes expériences, identifiée par … – je suis d’abord fille, fils ou vis-à-vis de Dieu. Je n’ai ni argent, ni sac, ni bâton, je suis envoyée, sans autre assurance que mon lien au Christ vers ….mes semblables.
Je ne crains pas ceux qui peuvent tuer le corps ; ils ne peuvent tuer l’âme ; l’âme – ce qui est moi est relié à Christ.

Ce que j’essaye de décrire, vous l’aurez compris, c’est un même mouvement que celui du baptême que nous avons lu dans Romains : qu’il y a à mourir à une sorte de liens pour retrouver en liberté une autre manière de les vivre.

Notre lien premier est au Christ, notre identité première nous est donnée par lui.

« En lui, avec lui et par lui » dirons-nous plus tard dans le déroulement de la Cène.

Peut-être que c’est l‘importance de ce visage premier que nous transmettent les icônes.

Ce regard est premier, il est aussi notre horizon « A présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors, ce sera face à face » 1 Co 13,12

Ce texte radical qui clôt l’envoi des Douze se termine sur une note encourageante : « qui vous accueille, m’accueille et qui vous accueille, accueille Celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ; Qui accueille un juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste ». J’y lis que nous pouvons être fenêtre sur le visage du Dieu et que c’est en cette qualité-là que nous sommes bienvenus. Et par conséquence, j’y lis aussi que je peux accueillir l’autre comme ouverture sur le visage du Christ. L’identification au Christ par le baptême nous invite à nous accueillir mutuellement, non pas comme personne, mais en qualité de témoins d’un lien d’amour et de vie qui fonde l’identité. Nons pas comme personne, mais comme porteurs du Christ.
Nous pouvons nous comprendre comme fenêtre ouverte pour l’autre sur le Christ et cette identité première qui nous est offerte et recevoir l’autre comme tel.
Les commentaires pensent qu’il s’agit ici, pour les premières communautés chrétiennes, d’encourager à l’hospitalité à l’égard des apôtres ou messagers itinérants. Qu’il en va donc de soigner les liens communautaires.

L’attitude que j’ai essayé de décrire, est celle que la Shounamite du texte des Rois vit naturellement à l’égard du prophète Elisée. Elle l’accueille en sa qualité de prophète. Comme une manière de faire progressivement de la place à ce lien premier, elle offre d’abord un repas, puis plusieurs, puis une chambre. Elle exerce l’hospitalité comme Abraham. Elle prend les choses en mains, décide et agit avec une grande liberté, comme Débora. Elle est diplomatique dans ses prises de parole (affirmant ses options, intégrant son mari dans le « nous ») ; elle est diplomatique comme Nathan ou Abigaël.
Quand Elisée lui demande ce qu’il peut faire pour elle, elle réponde « j’habite au milieu de mon peuple » ou, TOB, « Je vis tranquille au milieu des miens ». Elle dit ainsi aussi l’importance et la reconnaissance des liens.
Elle exprime pour moi cette assise et confiance intérieur que donne le lien premier au Christ pour vivre libre du monde et pour le monde – ce qui est, nous dit le texte en métaphore, porteur de vie et d’avenir.

Amen