Lc 7, 11-17

Ciel plein d'oiseauxLe retour à la vie du fils de la veuve de Naïn est une particularité de l’évangile de Luc, sans parallèle dans les autres évangiles. Ce récit se situe dans la première partie de son oeuvre qui présente qui est Jésus : après les récits autour de l’enfance (chap 1-2), l’on trouve la préparation au ministère – avec Jean Baptiste, le précurseur (3) et le récit des tentations (4)- , puis les premières guérisons et les discours (dont le sermon dans la plaine).
L’origine, des actes et des paroles présentent le personnage : Tout se met en place pour qu’à la suite de notre récit à la question de Jean Baptiste « Es-tu celui qui vient ou devons-nous en attendre un autre ? » Jésus puisse dire : « allez répondre à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. » (Lc 7, 22)

Le récit d’aujourd’hui marque donc le point d’orgue de cette première partie de l’évangile, il condense la présentation de Jésus et sa bonne nouvelle.

Luc dans son évangile, on le sait, met à l’honneur les pauvres, les exclus : Luc montre comment l’évangile, la bonne nouvelle, non seulement s’adresse à eux en particulier, mais aussi comment ils en deviennent porteurs à leur tour : L’évangile s’adresse à eux – c’est par exemple l’annonce aux bergers la nuit de Noël, durant laquelle ils deviennent, à leur tour, porteurs de l’évangile – ce sont les bergers qui retournent en louant Dieu (Lc 2, 17-20). C’est encore ce que chante Marie dans son magnificat programmatique : « il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens » (Lc 1, 52s)

Dans notre texte aussi, nous avons une rencontre aux marges, en dehors de la ville avec une femme poussée dans l’exclusions par les circonstances de la vie : la mort de son mari d’abord, et celle maintenant de son fils, son unique.
Je vous propose de chercher ce que Luc transmet dans ce récit qui se passe sur un chemin où se rencontrent la vie et la mort, dans ce récit où Luc ne présente pas seulement une donnée supplémentaire du CV de Jésus, mais où il nous transmet la promesse existentielle que Jésus offre/ celle dont il est porteur/ celle qui peut devenir réalité pour nous, quel que soient les marges ou décalages dans lesquels nous soyons.

Pour approcher ce sens, je vous invite à porter notre attention aux personnages du récit : les foules, Jésus, le fils, la mère.

D’abord les foules : Vous y avez peut-être été attentives : « ses disciples et une grande foule » (11) font route avec Jésus, comme un cortège d’espoir et de vie[1]. Il rencontre « une foule considérable » qui accompagne une veuve à l’enterrement de son fils, un cortège funèbre : un cortège de vie rencontre un cortège de mort.

Ces deux foules forment l’arrière-fond des rencontres entre Jésus, le fils et la mère. Ces deux foules ne jouent pas de rôle actif dans le cœur du récit, mais présentes en coulisses, elles en rappellent l’enjeu : il en va de vie et de mort.
A la fin du récit, les deux foules n’en formeront plus qu’une : « Tous furent saisis de crainte et rendaient gloire à Dieu en disant (…) « Dieu a visité son peuple » (16).

A la fin du récit, le cortège de vie et le cortège de mort n’en font plus qu’un ; l’un n’a pas effacé l’autre, comme s’il n’y aurait plus jamais de décès, ni d’adieux, ni de souffrances. Mais comme deux foules qui se mélangent, la vie est désormais présente dans la souffrance. L’inéluctable de la mort a des failles. L’espoir peut désormais être associé à la mort : même dans les situations de désespoir, hors de l’habituel, hors de la ville, une promesse s’est réalisée : « Dieu a visité son peuple » – c’est ce que chantent les deux foules.
Désormais, indique Luc, la vie de Dieu peut se mêler à la mort et la souffrance. Dieu distille la saveur de sa présence jusque dans ce que nous repoussons aux marges et qui a odeur de mort.
Dieu a visité son peuple – c’est ce que chantait déjà Zacharie en ouverture de l’évangile (Lc 1,68).

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Jésus : Pour être précise, la foule ne disait pas seulement « Dieu a visité son peuple, mais disait « un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple ». Un grand prophète – voilà qui dit une identité du Seigneur. Notre récit fait écho au récit de la veuve de Sarepta où le prophète Elie permet que la vie revienne au fils unique de la veuve (1 R 17, 17s).
On attendait le retour d’Elie pour la fin des temps. Ici, nous dit Luc, il y a même encore plus qu’Elie ; il y a encore plus que la fin des temps, la même urgence.
« Un grand prophète s’est levé parmi nous » – A lire ces mots après Pâques, les lecteurs de Luc, comme nous, n’entendons pas seulement l’arrivée de Jésus sur terre ; nous entendons aussi, déjà, la résurrection. « il s’est levé parmi nous » – « il s’est levé » c’est exactement le même verbe à la même forme qui décrit la résurrection en Lc 24, 6 dans la bouche de l’ange : « il n’est pas ici, il s’est levé » : Sur notre terre, parmi nous, dans notre quotidien, Jésus Christ, grand prophète, s’est levé ; Le Ressuscité, ferment de vie, est parmi nous.

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« il s’est levé parmi nous » – C’est ainsi que la foule rend gloire à Dieu à la fin du récit. Comme un ruisseau qui fait son chemin, entrainant plus loin l’eau de la source, la force de vie du Christ atteint le fils, troisième personnage du récit.
« Lève-toi », lui dit Jésus. « Réveille-toi » traduit la TOB, mais il s’agit du même verbe que pour le prophète qui s’est levé, le même verbe qu’utilise l’ange pour la résurrection. « Jeune homme, lève-toi » « jeune homme, ressuscite ! »- même verbe, même portée: « il s’assit et se mit à parler ».
Il est assis, il n’est pas encore debout, mais le mouvement vers la verticale est amorcé. « Et ils se mit à parler » le verbe pour parler (lalein) est utilisé pour des sons inarticulés ou mal articulés, on l’utilise aussi pour le babillage des jeunes enfants : comme si un nouveau langage était à apprendre. Ou comme si on assistait à une nouvelle naissance :
La naissance d’un sujet : avant qu’il ne se lève (s’asseye, se mette à parler), le jeune homme n’était dans le récit qu’un objet, déterminé par les autres, « fils de ‘», « porté par ‘ ». Même le terme pour désigner son état de mort était un passif : celui qui a été « rendu mort » tednèkôs.
Un lien très, trop ?, étroit le lie à sa mère qui est veuve : « unique fils de sa mère à lui » dit littéralement le texte. A-t-il dû prendre la place du mari et du fils qui porte tous les espoirs, à s’effacer pour répondre aux attentes et responsabilités ?

Quand Jésus s’adresse à lui, il le rend sujet ; le Seigneur lui donne une identité propre, indépendante des autres. Il lui dit : « jeune homme » ; non pas « fils de », mais « jeune homme ». En l’appelant « jeune homme », il lui donne une identité indépendamment de ses liens familiaux. En l’interpellant ainsi, Jésus l’invite à grandir, à devenir quelqu’un.
Et comme s’il fallait insister sur ce point, il dit, « c’est à toi que je parle » (la TOB a traduit par « je te l’ordonne », mais littéralement, c’est bien « jeune homme, à toi je parle »). Jésus insiste pour réveiller ce jeune homme ; il s’adresse à lui, comme sujet : « lève-toi / ressuscite/ renais ». Jésus rend le jeune homme acteur, sujet de sa propre vie.

« Par son appel impératif et public, Jésus lui donne la stature d’homme libre qu’il lui révèle et l’élan pour sa vie à construire. » dira Françoise Dolto[2]

« Et Jésus le donne à sa mère » – la TOB a traduit « le rendit », mais le verbe est simplement « donner », il « le donne » comme un personnage distinct à sa mère. Avec « rendit » on pourrait croire que tout est rétabli, comme avant, mais le texte dit « donne » – un don, comme la possibilité d’un nouveau commencement, d’une nouvelle façon de vivre.

La description du mouvement du jeune homme « il s’assit » (plutôt que il se leva -directement) ; comme aussi le terme du babillage « il se mit à parler » comme s’il devait réapprendre le langage – nous rappelle que renaître après une vie déterminée par les autres, se lever en gardant le Christ comme premier vis-à-vis, ne se fait pas en une fois, mais peut avoir besoin d’étapes.

Et dans l’exclamation de la foule « un grand prophète s’est levé », ne peut-on pas aussi entendre que ce jeune homme à qui Jésus dit « Lève-toi » sera à son tour, prophète qui s’est levé, à la suite de son maître ?

***

Le dernier personnage est la mère. Elle est sortie de la Villa pour enterrer son fils, son unique. Elle est veuve, elle n’a plus de descendance. Autant dire qu’elle enterre son avenir.
Une femme veuve sans enfants n’avait plus de représentant légal, plus de personne responsable pour elle, plus de statut dans la société d’alors.
Même si aujourd’hui, une grande foule l’accompagne, elle est en train de sombrer dans la marginalité. Elle qui a encore un rôle aujourd’hui, demain ne sera qu’une pauvre parmi d’autres exclus. Et pourtant le texte lui fait beaucoup de place…

Elle, là où elle en est, émeut Jésus « il fut pris de compassion ». Tout ce qui se passe dans la suite du récit pour elle, nait dans l’émotion du Seigneur[3]. Il est pris aux entrailles, comme le Bon Samaritain ou le Père du fils prodigue[4].

« Elle enterre son avenir », disais-je. En écho à une approche psycho-anthropologique[5] du texte, on peut dire qu’elle renonce à ce qui la rend vivante, elle renonce à son désir de vie profond. Elle n’est plus que comme une housse qui agit, une « morte vivante ».

Les commentateurs en effet s’étonnent depuis longtemps du cercueil « soros » qui apparait dans ce texte. En effet, les juifs enterrent leurs morts dans un linceul, alors pourquoi un cercueil ? Il existe un mot pour dire « grabat » ou « civière », un mot qu’on utilise ailleurs dans les évangiles. Et il serait logique d’utiliser une civière pour porter le mort, mais c’est un autre terme utilisé ici et il n’apparaît qu’ici dans tout le nouveau testament.
Habituellement « soros » est bien un cercueil ou une urne funéraire. Alors pourquoi ce terme ? Marie-Laure Veyron-Maillet relève que le même mot chez Aristophane[6] désigne une vieille femme, décrépite.
Tout en jouant avec le contexte de mort qui renvoie à l’urne funéraire, le texte serait alors à traduire : « En la voyant, le Seigneur fut pris de pitié pour elle et il lui dit : « ne pleure plus ». Il s’avança et toucha la vieille femme ; ceux qui la soutenaient s’arrêtèrent. »

Pour poursuivre dans cette lecture, on pourrait dire que cette femme n’est pas seulement la victime des circonstances, intérieurement, elle y a consenti. Elle a éteint son envie de vivre ; elle a coupé avec son désir, ses talents ; elle est un cercueil vivant.

Jésus la voyant est « ému aux entrailles » pour elle ; il en est tout retourné. Et c’est dire ! Emu aux entrailles, ému dans l’utérus, – le siège de la vie – : la voyant dans cet état, il est touché à vif.
Compatissant au même endroit corporel que la femme qui enterre son enfant et son avenir, il s’approche, il lui parle, il la touche.
C’est un toucher qui a soif d’être en lien : c’est le même verbe qui dit l’espoir de la femme aux pertes de sang quand elle touche le vêtement de Jésus en espérant que sa force la guérira – une intensité d’attente, d’espoir, de lien (Lc 8, 44.46)

C’est avec cette intensité que Jésus s’approche de la femme.

Et il lui fait don de l’avenir qu’elle enterrait ; il l’invite à renouer avec son avenir, son désir de vie à elle, il l’invite à la vie dans ce lien avec lui, le Ressuscité.

***

Que devient la mère ?
Que devient le fils ?
Luc ne nous le raconte pas.
La fin de la première partie de son évangile culmine dans cette histoire. Dieu a visité son peuple, ému de compassion, posant des gestes de guérison, prêchant des paroles qui bousculent, il invite à une vie nouvelle de sujets debout, en lien avec lui.

Que devient la mère ?
Que devient le fils ?
Luc ne nous le raconte pas. La fin est ouverte.
Mais ce qui s’est passé, la parole, l’histoire, cette chose (17) s’est transmise / répandue dans toute la Judée et au-delà
jusqu’à nous
Et la question est peut-être plutôt :
« que devenons-nous ? »

Amen

 

 

 

[1] Jésus vient de guérir l’esclave du centurion

[2] Françoise Dolto, L’Evangile au risque de la psychanalyse, Seuil 1980, pp.73-116, citation p. 87 cité dans ETR 82 (2007/2) Marie-Laure Veyron-Maillet (cf infra), p.189

[3] Un commentateur se demande si cette compassion n’est pas si forte chez Jésus, parce qu’il y entend aussi la peine à venir de Marie, sa mère, à Vendredi Saint.

[4] Les deux seuls autres occurrences de ce terme dans l’évangile de Lc (10,33 et 15,20)

[5] ETR 82 (2007/2) Marie-Laure Veyron-Maillet « Polysémie d’un texte. Analyse narrative et psycho-anthropologique de Luc 7, 11-17 »

[6] Aristophane, Les Guêpes, v. 1365