La justice des plus forts et la justice de l’amour

Matthieu 20, 1-16

Dans une de mes classes à l’école secondaire j’ai une fois introduit cette parabole « des ouvriers de la onzième heure » par un petit concours biblique. J’ai formé plusieurs groupes de trois élèves en leur disant : « Le groupe qui le premier aura trouvé le nom des douze apôtres aura une plaque de chocolat. » Après quelques minutes de recherche, le premier groupe m’a présenté le résultat correct et a solennellement reçu son chocolat. J’ai ensuite sorti de ma serviette d’autres plaques de chocolat, et j’en ai donné une à chaque groupe. Aussitôt, évidemment, les protestations ont fusé de la part des vainqueurs : « Non, mais alors ça c’est injuste ! Nous on a travaillé vite et les autres moins vite ou même pas du tout ! » Et voilà que nous étions en plein dans une discussion très animée et émotionnelle sur ce qui est juste et sur ce qui ne l’est pas.

Nous avons bientôt compris qu’il existe deux sortes de justice : la justice des plus forts et la justice de l’amour. La justice des plus forts est celle dont nous avons l’habitude et que nous connaissons par exemple dans le monde de l’économie ou du sport. Les plus forts ramassent les bons salaires et les bonifications, les médailles et les diplômes. Les autres se partagent le reste. Cette forme de justice a l’avantage de nous inciter à donner le meilleur de nous-mêmes. Elle a pour conséquence d’encourager la productivité et d’augmenter le produit national brut.

Mais elle a aussi son prix. Sans correctif, elle augmentera continuellement la distance entre les plus forts et les moins doués, entre les vainqueurs et les autres, entre les riches et les pauvres. Les plus forts ont les moyens de réinvestir leurs surplus, tandis que les autres devront voir comment nouer les deux bouts à la fin du mois. Il suffit d’annoncer la fusion possible de deux grandes entreprises et voilà que certains spéculateurs bien informés auront gagné quelques millions de plus, alors que des centaines d’employés auront à craindre pour leur travail et que de nombreuses petites entreprises soient acculées à la faillite. A l’autre bout de l’échelle, les mères célibataires par exemple n’ont que peu de chances de pouvoir mettre quelque chose de côté, puisqu’elles investissent une grande partie de leur temps et de leurs forces pour leurs enfants plutôt que dans un travail bien rémunéré à plein temps. Les spéculateurs ont-ils vraiment plus de mérites que ces mères ? Ont-ils vraiment mieux travaillé ? En y regardant de plus près, il n’est donc pas si sûr que les plus forts soient vraiment toujours les plus méritants ?

Il faut donc que cette forme de justice soit contrebalancée par une autre forme : la justice de l’amour. Cette justice-là fonctionne un peu à la manière d’une mère. Une mère ne donne pas son amour et ne prodigue pas ses soins qu’aux plus méritants de ses enfants. Elle s’efforce d’aimer chacun et de donner à chacun ce dont il a besoin : aux intelligents comme à ceux qui le sont moins, à ceux qui sont en bonne santé comme aux maladifs, à ceux qui sont sages et dociles comme à ceux qui se montrent rebelles et difficiles, à ceux qui font de bonnes notes à l’école comme aux moins doués. Souvent ce sont même les plus difficiles parmi ses enfants qui lui tiennent le plus à cœur. Et c’est bien ainsi, car ce sont eux qui ont le plus besoin d’elle dans notre monde si impitoyable de la concurrence et de la performance.

Par cette parabole « des ouvriers de la onzième heure », Jésus tient à nous montrer non seulement qu’il n’est jamais trop tard pour revenir à lui. Il veut surtout nous montrer que la justice de Dieu est clairement de ce second type. Telle a d’ailleurs également été l’attitude pratique de Jésus : lui qui guérissait les malades et se tenait du côté des discriminés, alors que ses relations avec les puissants et les « vainqueurs » étaient souvent tendues. En tout cela Jésus s’est bien avéré le fils de ce Dieu « qui fait lever      son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt. 5,45).

Nous sommes aujourd’hui le jour du Jeûne Fédéral. Après la guerre du Sonderbund en 1848, le parlement fédéral a demandé aux Eglises de notre pays d’instituer une journée de prière et de réflexion pour contribuer à la réconciliation entre les cantons et les confessions. Et c’est depuis que nous connaissons cette journée. Alors qu’en est-il aujourd’hui de l’équilibre entre ces deux formes de justice dans notre pays ? Le préambule de notre constitution énumère les principales valeurs que notre pays entend défendre. Il considère entre autres «…que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres.» Notre pays reconnaît donc que ce que nous avons appelé la justice de l’amour – on pourrait peut-être aussi parler de solidarité – fait partie des buts à constamment garder en vue dans les décisions de nos autorités. De cette solidarité, on en a beaucoup parlé dans cette période du corona. Allons-nous en demeurer conscients dans la pratique de tous les jours ? Telle est la question que je voudrais nous poser en cette journée ainsi qu’en vue de nos prières et des votations qui nous attendent.
Amen.