Gn 35,1-15
2 Tim 1,8-10
Luc 9,28-36

Neige, une blancheur cristallisée, saupoudrée de toutes petites paillettes d’or, caressée par un soleil levant. Petite pause pour souffler dans la montée.
Instant d’éternité : une vue.
Voix de ténor qui chante le Printemps de Franz Schubert et qui nous emporte à tous vents. Une voix, puis le silence rempli de notes de musique.
Instant d’éternité : une voix.
Un visage parcheminé, un battement de cil, un signe de vie. Une complicité naissante alors que je loge ma main dans une autre main, toute fine et amaigrie. Un visage, une rencontre furtive.
Instant d’éternité : un visage et un signe de vie.
Je n’en doute pas, vous en avez sans doute aussi vécu, de ces instants de joie intense, de ces moments d’autant plus fragiles qu’ils sont éphémères.
La Transfiguration nous offre quant à elle une expérience religieuse. Une expérience humaine du divin. Une rencontre avec Dieu. Un visage qui s’illumine, une robe blanche étincelante. Trois personnes bibliques en conversation. Moment d’éternité pour les disciples.
Mais voyons de plus près l’originalité de notre récit.
Le lien avec le récit de Moise qui rencontre Dieu sur le mont Sinaï et qui scelle l’alliance avec Dieu est ostensible. Cet entretien avec deux personnages centraux de l’Ancien Testament reflète la continuité de l’alliance.
Chez Luc, le temps et le lieu sont marqués par la retraite et le recueillement. Jésus est en prière lorsque « l’aspect de son visage changea ».C’est bien Jésus qui est transfiguré et qui apparaît dans la gloire. Lui, et non ses disciples. Luc souligne par ce trait que Jésus le Christ est bien le Seigneur. Le récit de la Transfiguration peut ainsi se lire comme une anticipation de la résurrection du Christ.
Le temps est ici celui de d’éternité de Dieu, puisque les disciples s’entretiennent avec Moise et Elie. Mais de quoi parlent-ils ?
« Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem[1] », autrement dit de tout ce qui va se jouer au procès de Jésus, à sa mort à le Vendredi saint et à sa résurrection à Pâques.
Il est significatif que le mot traduit par départ soit la traduction du mot grec exodos : une traversée[2]
On peut dire que Luc a été inspiré de placer le récit de la Transfiguration à ce moment-là de son évangile. En effet, quelque temps avant la vision de Christ en gloire, Pierre Jacques et Jean réalisent que Jésus vient d’annoncer sa Passion en affirmant : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et que, le troisième jour, il ressuscite[3] ».
Les disciples parlent de cette annonce qui les déboussole, eux qui voyaient en Jésus un roi et un maitre à la manière humaine.
Dans les épisodes qui précèdent la Transfiguration, Jésus indique aussi quelle est la condition des disciples de tous les lieux et de tous les temps. Le Christ demande de le suivre. Cette marche est rude, parfois difficile. Le disciple lui aussi vit sur le mode de l’Exode, sur un chemin qui passe par les épreuves du doute et de la solitude.
Nous en avons aussi conscience en ces mois de début 2021. Suivre le Christ signifie vivre dans le monde et dans une société où les injustices vont en s’accroissant. Dans nos Églises, la vie n’est pas simple. Les conflits déchirent le tissu de nos communautés, et nous vivons dans des Églises qui présentent bien des contradictions. L’expérience religieuse du divin qui est rapportée ici vient alors au tout bon moment, puisqu’elle vient dire que ce chemin est aussi le chemin de la vraie grandeur, de la vraie gloire, et que ce chemin peut se vivre comme un compagnonnage avec Dieu.
Vivre et marcher à la suite du Christ, c’est aussi recevoir l’assurance de la gloire de Dieu lui-même. En d’autres termes, vivre aussi l’éclat de la lumière et entendre une voix qui désigne avec certitude le Christ comme Fils de Dieu. Et il y eut une voix. Elle disait : « Celui-ci est mon Fils celui que j’ai élu[4] ».
La liturgie de ce dimanche offre un espace de renouveau. Elle nous incite à une belle et bonne pause plus que bienvenue dans ce temps de carême qui sollicite si fort notre repentance et notre intercession.
Aujourd’hui, nous sommes invités à lever le regard pour découvrir l’horizon et entrevoir le but de la marche.
Le récit de la Transfiguration vient comme une lueur d’espoir. Il apporte une consolation. Il donne aux disciples l’assurance et le courage qui leur manquent. Oui, c’est bien vrai, Jésus est celui qui a la puissance de faire des miracles et qui parle au nom de Dieu. Celui que la société de son temps va rejeter est bel et bien son Fils, vous pouvez lui faire confiance. Il participe pleinement à la divinité : il est véritablement aussi vrai Dieu qu’il est vrai homme.
Être témoin de la Transfiguration du Christ ne peut se commander, s’obtenir à force de volonté. Il en va de recevoir la lumière et l’aura qui émanent de ce récit. La Transfiguration du Christ vient parler à nos yeux, à nos oreilles et à notre cœur. Pour que nous entrions pleinement dans l’acte de recevoir. C’est dire que la conscience de l’être humain est d’abord un réceptacle, une ouverture à Dieu et à autrui, une attention à un événement qui surgit. Notre conscience n’est pas d’abord une petite voix qui dit ce qu’il faut faire, mais elle est ouverture pour entrapercevoir ce qui advient.
Et aussi (mais cela nous ne le savons que trop), toute pause dans la marche ne peut être qu’éphémère.
Nous savons que les signes de Dieu, les instants d’éternité, ne peuvent se retenir. Mais nous sommes de la même pâte humaine que Pierre et tous les autres. Comme lui, nous aimerions dresser des tentes ; revivre, ne serait-ce qu’une fois, ce qui nous a tant marqués et réjouis.
J’ai aussi été très frappé par la toute fin de ce récit de la Transfiguration :
« Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu[5]. »
Il y des instants si forts dans nos vies que l’on ne peut pas tout de suite en parler. Nos mots se cherchent et se perdent. Il vaut mieux alors se taire, attendre.
La rencontre avec Dieu, à en croire les disciples, provoque aussi la crainte (mot qu’il est juste de traduire par respect). La Transfiguration nous replace devant l’Altérité. Il est normal que cette rencontre provoque alors en nous le silence requis par le temps de la réception.
Oui, il existe bel et bien un silence autorisé. Un silence qui protège l’expérience. Qui la met à l’abri pour qu’elle ne soit pas tout de suite diluée dans la parole dite et redite, et aussi pour qu’elle ne se mélange pas trop vite avec celle des autres.
Un silence nécessaire qui témoigne à sa manière de l’intensité de l’expérience humaine du divin. Celle-ci imprime en nous non pas seulement un instant d’éternité, mais bien une trace décisive d’éternité.

Amen

[1] Luc 9,31.

[2] Luc 9,31.

[3] Luc 9,22.

[4] Luc 9, 35.

[5] Luc 9,36.