Marc 12, 41-44 et 1Rois 17, 8-16
Chères sœurs, chers frères
C’est un très court passage de l’Evangile qui nous est donné ce matin. Pourtant, comme tout dans le plus ancien des Evangiles, l’essentiel y est décrit, l’essentiel pour nous faire grandir dans la foi.
Car c’est bien de foi, de vie de foi, et de relation à Dieu qu’il est question ici, et non d’un enseignement moral sur le don d’argent ou sur le don de soi. Ce n’est pas non plus un hymne à la sainteté qui nous grandirait par rapport aux autres face à Dieu.
On peut alors se questionner sur la logique qui est celle de ce texte et ce qu’elle dit de la foi.
Etrange posture que celle de Jésus, qui, pour une fois, n’est pas debout sur le chemin, mais qui est assis et qui observe. Ce qu’il observe, ce sont des gens, mais c’est également tout un système, qui demandait à tout un chacun de venir déposer de l’argent au Temple. Un système qui entretenait financièrement une administration religieuse immense, et qui reposait sur une idée très simple : celle d’un échange avec la divinité. Tu donnes de l’argent, je t’assure ma protection.
Le récit de cette veuve nous est rapporté juste après que les spécialistes des Ecritures, les scribes, soient eux aussi venus déposer leur offrande, eux qui se pavanent dans leurs beaux habits pour se faire voir. Alors au vu des sommes colossales que devait brasser l’institution religieuse, une question vient : pourquoi la pauvre femme n’a-t-elle pas mis seulement une pièce dans le tronc, et non les deux qu’elle possédait ? Personne ne lui en aurait voulu ! Même avec une seule pièce donnée, elle aurait illustré un magnifique acte de générosité. Mais ce n’est pas la générosité qui est ici en question. Evitons alors de réduire cet épisode à la démonstration d’une performance en matière d’altruisme.
L’intérêt du geste de la veuve tient bien plus au fait qu’elle ne mesure pas, qu’elle ne compte pas. Si l’important avait été « de participer », elle n’aurait déposé qu’une seule pièce. Mais elle en dépose bien deux. En donnant le tout, en rompant avec la logique comptable, la veuve va ébranler les murs de la comptabilité religieuse du Temple, donnant un autre sens à son acte.
Ce que Jésus relève chez cette femme et qu’il ne trouve pas chez les scribes, c’est bien la foi. Jésus vise la racine du mal, la divinité institutionnalisée, contrôlée par l’institution religieuse du Temple. Ce que Jésus relève en observant la veuve, c’est la bonne nouvelle d’une relation à Dieu fondée sur la gratuité.
Car la question du don est délicate. Le don gratuit existe-t-il ? Les sciences sociales nous aident à comprendre qu’en réalité, le don est toujours associé à un contre-don. Ainsi, sous l’angle du don, le geste de celles et ceux qui viennent déposer là de l’argent n’est pas gratuit, puisqu’ils en attendent quelque chose en retour, une compensation quelconque comme une meilleure place dans la société.
Mais Jésus n’est pas, je l’ai déjà dit, en train d’enseigner la bonne manière de donner. Il parle plutôt de ce qui fonde la foi. La foi n’est pas dans la logique du don : elle est bien plutôt l’ordre de l’aban-don. Et la logique de l’abandon est radicalement différente de celle du don.
Contrairement au don qui procure bonne conscience et satisfaction de soi, l’abandon demande quant à lui de lâcher ses sécurités, d’accepter de dépendre des autres, d’un Autre. C’est là ce que nous dit le geste de la veuve. La foi de la veuve qui donne sans compter ce qu’elle avait pour vivre relève de cet abandon en pleine confiance à Dieu. C’est d’ailleurs aussi cette pleine confiance qu’Elie et une veuve, une autre veuve, sont invités à vivre, dans notre lecture du livre des Rois. C’est encore avec cette pleine confiance que retentira la parole de Jésus avant la croix « Père, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mt 26, 39).
Je dirais que c’est là que ça se corse. C’est là que nous touchons une question bien difficile. Si la foi ne réside pas dans le don ni dans le contre-don, mais dans l’abandon, qu’est-ce que cela signifie, pour moi, aujourd’hui ? C’est peut-être là la question de toute une vie…
Je repense à cet « abandon » à la grâce de Dieu par Dietrich Bonhoeffer lorsqu’il est en prison, traduit malheureusement par « soumission » en français… Ce que les germanophones ici comprendront parfaitement, cet « Ergebung », qui n’est ni une reddition, une capitulation, ni une mièvrerie pieuse, qui dit cette mise dans les mains du Père mais qui reste en même temps un engagement de toute sa personne, quelque chose qui tient bon.
Nous vivons un temps d’incertitudes, ce n’est pas nouveau et je ne vous apprends rien. Incertitudes parfois dans nos vies personnelles et parfois dans la marche de notre monde. La nouveauté, qui date de mardi dernier avec les élections américaines, n’est pas pour nous donner d’emblée et d’elle-même confiance. Pourtant je crois que c’est là qu’en tant que chrétiens, que chrétiennes, nous avons une réponse radicale, un mode d’être au monde, une manière de résister au découragement, depuis que Jésus est venu renverser les choses.
Cet abandon à la grâce de Dieu que Jésus nous révèle lorsque la veuve se présente au Temple me semble être une voix majeure, une voix qui compte, une voix à porter dans notre société. Cette confiance, c’est cette « petite espérance qui n’a l’air de rien du tout », comme disait Charles Péguy, mais qui est pourtant bien ce qui nous permet de continuer à vivre, de continuer à nous lever le matin et constater que « La cruche de farine ne tarit pas, et la jarre d’huile ne désemplit pas, selon la parole que le Seigneur a dite par l’intermédiaire d’Elie ».
Amen !