Jésus affirme que l’heure vient où Dieu sera adoré « en esprit et vérité ». Il s’agit là d’une parole bien connue dans l’Eglise, mais aussi, bien au-delà. On y a vu ce que l’Evangile a de plus haut et de plus pur, en opposition à tous ces ajouts qui auraient pollué progressivement la tradition chrétienne afin de dominer les consciences et de les empêcher de chercher la vérité par eux-mêmes.

      En effet, cette parole semble répudier la médiation de toute institution, de tout rite ou de toute tradition particulariste. Beaucoup de nos contemporains, diraient, en paraphrasant ce texte : si l’adoration de Dieu a un sens, ce Dieu ne sera ni celui des juifs, ni celui des chrétiens, ni celui des musulmans, ni celui des hindous… Cela ne peut être que l’adoration d’un Dieu que l’homme ne peut pas enfermer dans des dogmes ni s’imaginer rejoindre par des rites ou à travers le carcan d’une église ! Ceci me semble difficile d’être contesté, à une époque aussi mondialisée que la nôtre. Il est, en effet, très difficile de contester le fait que des croyants de toute obéissance cherchent Dieu sincèrement et qu’aucune institution ne peut prétendre au monopole du culte.

      Personnellement, j’ai bien souvent lu ou entendu dire, ici et là, que les églises auraient confisqué le Christ et qu’elles imposent des dogmes purement humains. Pour bien des gens, c’est même une évidence : Jésus n’a jamais fondé une Eglise institutionnelle, avec un clergé, des dogmes et des rituels, etc…Son message serait l’annonce d’un rapport purement spirituel et intimiste, avec Dieu, tout en combattant toute forme d’hypocrisie religieuse. J’ai cependant la ferme conviction que cette parole biblique ne nous oriente nullement dans cette direction, même si elle a du sens et est tout à fait respectable. A preuve, l’ensemble du texte et le contexte biblique lui-même.

      L’affirmation que le véritable culte serait une pratique religieuse débarrassée de rites et de dogmes, n’est pas du tout dans le texte : Jésus s’affiche lui-même comme un juif un religieux ; nous savons qu’ils se rendait régulièrement au Temple ; il fréquentait aussi les synagogues et il priait régulièrement avec ses disciples.

      L’opposition entre la pratique religieuse et la spiritualité n’est, d’ailleurs, pas du tout biblique car, dans le langage de la Bible, y compris chez les prophètes qui critiquaient la pratique religieuse d’Israël, l’esprit ne s’oppose jamais à la chair comme le spirituel ne s’oppose jamais au matériel. Quand il y a opposition, il s’agit plutôt d’une opposition entre la sagesse de Dieu et celle des hommes, entre la manière dont Dieu voit la vie et la relation entre les hommes, et les conceptions humaines marquées par l’égoïsme et la volonté de domination. C’est ce que Osée fait dire à Dieu : « Je suis Dieu et non pas homme » ou encore, à la manière d’Esaie, « mes voies sont au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de vos pensées » (Es 55) !

      Il serait, d’ailleurs, parfaitement contradictoire, que le Christ soit présenté comme la parole faite chair et qu’il oppose ici à ce qui est corporel, aux gestes, aux rites… Ensuite, d’après le texte, Jésus croit que sa religion est vraie « vous (les samaritains) vous adorez ce que vous ne connaissez pas et nous (les juifs) adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des juifs ». Comme on peut le constater, Jésus ne vient pas opposer une religion désincarnée au particularisme juif, car il est lui-même un juif pratiquant. C’est donc à l’intérieur des rites, des dogmes et des identités religieuses, que Jésus invite à adorer Dieu en esprit et vérité, car il est malheureusement possible d’adorer Dieu selon les normes des hommes (en dehors de l’Esprit) et de manière mensongère (sans authenticité). Voilà pourquoi, au lieu de s’enliser dans le débat auquel l’invite la samaritaine (v.20, vous, les juifs, vous dites que l’endroit où il faut adorer Dieu est à Jérusalem…), Jésus lui propose simplement de jouer le jeu de la vérité : moi, juif, je crois que vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; moi, juif, je pense que le salut vient de ma tradition… mais l’heure vient où il s’agit plutôt de se laisser conduire par Dieu et d’être vrai avec Lui !

      Autrement dit, c’est comme si nous disions dans nos débats œcuméniques et interreligieux : moi catholique/protestant, moi chrétien, je crois que ma famille confessionnelle m’a transmis fidèlement le trésor de la foi. Néanmoins, l’enjeu actuel est celui d’une fidélité confessionnelle confrontée à “l’esprit et à la vérité “, c’est-à-dire, à Dieu lui-même. Les dogmes, les rites, les institutions sont nécessaires, mais elles ne sauraient jamais remplacer la rencontre avec Dieu, tant collective qu’individuelle. En effet, ce qu’il y a de plus dangereux dans une vie religieuse c’est notre tendance naturelle à mettre Dieu dans notre poche, à nous fabriquer un dieu à usage domestique, reflet des pouvoirs et des idées établies. Le culte “en esprit et vérité” est, de ce fait, lié à une spiritualité critique. Ce n’est pas un culte/une religion au-dessus des rites et des dogmes mais l’accueil d’une parole qui nous questionne de l’intérieur, au cœur même de nos pratiques et de nos croyances.

      Une spiritualité critique… voilà ce qui devrait plaire à bien des intellectuels éduqués à la rationalité de l’esprit moderne ! Mais attention, l’instance critique n’est pas ici notre rationalité mais Dieu lui-même. En effet, une nouvelle dérive peut se produire : ayant répudié l’hypocrisie religieuse ou la fausse religiosité nous pouvons aboutir à l’illusion d’une religion « rationnellement pure », nettoyée par la raison critique, sans ambiguïtés et sans croyances…

      Or, ce n’est pas celle-là l’adoration enseignée par Jésus. N’oublions pas que la personne qui a reçu cet enseignement, en notre nom à tous, était une femme dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’était pas candidate à l’exemplarité morale ni au rationalisme éclairé. L’heure d’une adoration en esprit et en vérité est venue pour elle non parce qu’elle a adhéré à une doctrine meilleure, mais parce qu’elle a pris le temps de rencontrer l’envoyé de Dieu, de s’entretenir avec lui et de voir la vérité de sa vie.

      Ceci résonne très fort, pour nous, à une époque où la parole est pervertie, déformée et mensongère, où les rencontres de l’autre sont souvent instrumentalisées, manipulées et enfermées. Le Christ, Parole de Dieu qui nous rencontre ici et maintenant, nous invite à regarder au loin, par-dessus les barrières ethniques et confessionnelles, vers ce monde nouveau où nous serons conduits par l’Esprit et connaitrons, enfin, la vérité. Car il s’agit bien de cela : au sein du monde, sur cette terre bien matérielle, ici et maintenant, est proclamée une Parole qui ouvre à une relation de confiance, authentique, constructive, en vérité, avec Dieu !

      Il me semble que nous sommes là au cœur-même de l’Evangile. Si ce texte biblique nous interpelle ce n’est pas parce qu’il nous demande de nous élever au-dessus des pratiques religieuses jugées trop simplistes, mais parce qu’il nous pose cette question toute simple : quelle place est-ce que tu fais, là où tu te trouves, c.-à-d., dans ton contexte social, culturel et religieux, oui, quelle place est-ce que tu fais à l’Esprit et à la Vérité incarnés par le Christ ?

      Si nous arrivions à répondre à cette question bien des préjugés œcuméniques et même interreligieux tomberaient. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle religion ni, au contraire, de nous élever au-dessus du religieux. Nous avons surtout besoin d’évaluer notre spiritualité selon les critères de Dieu, selon l’Esprit et la vérité de Dieu, incarnés dans la personne de Jésus de Nazareth.