Prédication Marc 7, 31-37
8 septembre 2024 Grandchamp

« Les personnes présentes étaient dans le plus grand étonnement », nous dit l’Evangile de Marc à la fin de ce récit de guérison au chapitre7.
Et vous, êtes-vous étonné.es ?
Surpris, frappés ou troublés ?
Ou bien ce texte vous est-il passé dessus comme une ritournelle habituelle, comme qqch de trop connu, trop entendu, rabâché et remâché dont il ne peut rien sortir de nouveau ni d’inattendu.

Y’a t’il place dans notre foi pour la curiosité, pour un regard neuf, une oreille non-préparée, une écoute vierge, une présence attentive, sans a-priori ni prêt-à-penser ?

Ai-je un espace en moi pour ce qui est non prévu et qui va m’étonner?

Ephphata, dit le texte….suis-je concernée par cette parole du Christ « Ephphata ouvre-toi- sois ouvert-ouverte » ? ou bien cela ne concerne-t-il que cet homme mal en point, qui n’arrive pas à articuler de paroles intelligibles, cet homme du passé ?
Ephphata sois ouverte, sois accueillante à ma parole…eu hé- bien non merci Seigneur j’ai pas trop envie de m’ouvrir là ! je suis bien dans ma vie, dans ma routine je me suis adaptée à ce qui est ; tout est en ordre et en place : toi, moi les autres, le monde et les choses comme elles vont. Je passe mon tour !

Etonnement ouverture : comment les laisser résonner ?
Qu’y a t’il à entendre dans ce texte de l’Evangile ?

Je vous partage un premier étonnement : après vérification, le lectionnaire de l’année b donnant lecture à l’Evangile de Marc saute à pied joint sur le récit précédant, à savoir le récit de la femme syrophénicienne qui vient hurler sa détresse à Jésus pour sa fille malade à telle force qu’elle arrache sa guérison à Jésus. Est-ce que ce récit reste trop décapant mettant à nu un Jésus ethnocentré et non-compassionnel, d’abord sourd aux cris et obtus, enclos dans sa propre tradition ? En effet, nos théologies supra naturalistes ont eu une fâcheuse tendance à diviniser Jésus, à lui ôter ses doutes, ses larmes, ses hésitations et ses agacements pour le faire flotter dans une identité christique toute puissante et intouchable. Tant il paraît anormal à nos yeux de conjuguer Fils de Dieu et fils de Nazareth, l’humain et le divin en Jésus-Christ, le divin avec l’humain et inversement, sans en lâcher aucun des deux.
Pourtant selon moi on perd une grande partie de la dynamique de ce chapitre 7, en sautant le récit de la syrophénicienne.

L’enjeu du chapitre 7 tourne autour du pur et de l’impur et nous pose la question suivante : qu’est-ce qui est véritablement souillure ? Qu’est ce qui entache l’humain ? et l’enjeu est posé par le reproche fait aux disciples de Jésus par les religieux de ne pas se laver les mains avant de manger. Et de tremper des doigts impurs dans le plat de nourriture. De ce pas, Jésus part dans une zone étrangère (Tyr et Sidon puis la Décapole) donc des régions impures, mélangées : il passe résolument la frontière – il met les pieds dans le plat – et accepte de se confronter à ce qui est étranger à sa propre religion. Ce faisant, il va opérer des retournements d’une totale radicalité et même plus il va être retourné lui-même.

Et c’est là qu’il est signifiant – et pour ma part, je dirais indispensable – de mettre en écho ces deux récits de guérison : qui concernent la syrophénicienne et l’homme sans parole.
Je vous partagerai ces échos en 4 points.

Le premier point, c’est que tout oppose l’homme et la femme : l’homme est passif, il subit ce qui lui arrive il n’a aucune voix au chapitre et il est sans parole distincte ni singulière. Il est aliéné à lui-même ; il n’est pas sujet mais l’objet de la foule, ce « on » impersonnel : on lui amène cet homme pour que Jésus fasse qqch, alors que la femme, elle, agit de son propre chef, elle crie, elle vitupère et intervient sans gêne et malgré les insultes et les rebuffades, insiste et supplie pour sa fille, à tel point qu’elle parvient à faire changer d’avis Jésus et à obtenir la guérison de sa fille.

Le deuxième point est aussi une nuance de taille, entre parole et corps : C’est sur la seule parole de la mère que sa fille est guérie, le dialogue, qui est très rude entre Jésus et la femme, joue sur les mots et les images et la femme entre dans la métaphore de Jésus comme enfermé dans sa judéité « il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens »… »pour lui proposer une nouvelle issue «  Mais les chiens sous la table mangent les miettes des enfants ». Le jeu de la langue échangée entre eux deux délie le pouvoir du malin, tenant la fille de la syrophénicienne dans ses griffes. Quant à l’homme, sans paroles et sans mots, il est touché dans son corps, dans sa matérialité corporelle blessée – langue nouée et oreilles obturées – et c’est le Christ en personne qui le touche au plus intime, avec sa salive mise sur sa langue – il crache nous dit le texte, ce que certaines versions ont poliment évité de traduction) et avec ses doigts mis dans ses oreilles. C’est un corps à corps qui s’engage entre eux ; face-à-face vies-à-vies incarné, dans la chair, dans la sueur et la salive.

Le troisième point est un contraste saisissant, mais qui, au fond, dit la même chose : le passage de frontières et la délivrance.
On dit à la femme étrangère : « Ferme-la ! »
Jésus dit à l’homme « Ouvre-toi »
A la femme qui dérange, on dit : Tais-toi. Boucle-là. Parole patriarcale qui cherche à enfermer hier comme aujourd’hui les femmes dans le silence, la bienséance et l’injustice. Des prisons de mort et de terreur. Les cris de la femme hors d’elle disent sa colère et sa force vitale pour affirmer son droit et sa place ; et pour sauver sa fille. Jésus finalement l’a entendue, l’a reçue et a été lui-même transformé.
Il dit à l’homme : Ouvre-toi ! sors de ton aliénation mutilante ! et il le touche là où l’homme est absent à lui-même et noué dans une confusion aphasique; dépersonnalisé, anonymisé, cet homme retrouve une parole claire, une capacité de nommer et d’être entendu, reconnu, compris, une capacité de partager et de dialoguer ; il est replacé dans un désir qui lui est propre. Il sort de sa prison de mots désarticulés, d’impuissance, – une prison de souffrances – pour trouver une place d’homme désirant et relié aux autres.

N’y a t’il pas de quoi être étonné.e par ces paroles d’Evangile ? et même bouleversé.es ?

Le 4ème point porte sur la différence d’environnement. Alors que la femme fait irruption dans un groupe d’hommes juifs, qui lui barrent le chemin vers Jésus et qu’elle doit jouer des coudes et de la voix,, Jésus prend l’homme à l’écart de la foule (le texte biblique insiste sur ce point : Jésus tire l’homme hors de la foule à l’écart…) pour vivre un face-à-face avec lui. Un seul-à-seul avec lui.

A l’écart
A l’écart de l’agitation
à l’écart de ce qui me presse et m’oppresse,
J’ai envie de vivre ce face-à-face avec le Christ,
avec son regard décisif sur moi, avec sa présence douce et vigoureuse sur mes zones en souffrances ; j’ai envie de sentir son toucher et son intimité  ; lui me débouche les oreilles pour entendre en vérité et en nouveauté
lui me prête sa salive pour renouveler mes mots et me remettre en désir
Et j’entends sa parole Ephphata

Chères soeurs, chers frères.
C’est bien l’étonnement qui devrait prévaloir à l’écoute de l’Evangile
car à la question de la souillure et des mains sales avant le repas, l’Evangéliste Marc répond carrément que Jésus s’engage tout entier avec son corps et sa parole dans ce qui est sale répugnant malséant chez l’humain ; qu’il le fait hors des frontières de son propre clan pour rejoindre l’autre en son humanité ; l’humain, la personne humaine singulière et unique, voilà une grandeur cardinale qui émerge dans l’Evangile, une valeur supra clanique, supra religieuse, supra nationale, supra réglementaire, supra idéologique, qu’elle que soit l’idéologie.
Jésus brise un interdit séculaire celui de la frontière entre le pur-impur…
ah vous pensiez qu’il est mal et condamnable d’avoir les mains sales avant un repas, eh bien regardez-moi je guéris un homme étranger qui n’est pas de notre religion – impur – que je ne devrais même pas voir ni considérer – avec ma salive mes doigts et ma parole…

La souillure…ce n’est pas d’avoir les mains sales, de toucher un malade, de répondre à une femme, de se mêler au monde tel qu’il est.
La souillure c’est de se croire pur aux yeux de Dieu en rejetant l’autre au nom de ce qu’on croit être la volonté de Dieu

Mésuser de Dieu est bien plus grave que de se salir les mains.

En Christ, la fracture entre pur et impur est consommée.

Et pourtant, les religions instituées se soucient encore et toujours de mettre des barrières entre pur et impur, d’ériger des frontières entre le dedans et le dehors, les sauvés et les damnés, les bons et ls méchants en catégorisant le nous et les autres, le nous et eux. Malheureusement les religions passent bcp de temps et d’énergie à séparer et à classifier, pour quoi ? pour tenter de se préserver et préserver une soi-disant pureté fantasmée et illusoire.

Jésus fait sauter ces carcans une fois pour toutes et il le fait au prix de sa vie et il le fait avec l’autorité de Fils de Dieu, non pas comme révolutionnaire, mais comme Fils du Père, au nom d’un Dieu, qui ne vient pas réinstaurer un nouvel ordre moral, mais un Dieu qui part, qui sort, qui va sur les chemins du monde ; un Dieu qui saisit à pleines mains la pâte du monde, la chair du monde…
Allons-nous le suivre ?

Libéré.es de l’obsession de la pureté que nous reste-t-il ? Hé bien les humains, l’humanité, les femmes hommes enfants jeunes ; en quête de guérison, de délivrance et de relèvement.

A l’image de la syrokphénicienne en colère, notre humanité hurle, vitupère et éructe sa détresse et sa révolte ; – dans nos maisons, familles maltraitantes, nos rues déshumanisées, sur les champs de guerre et de ruines, dans les désastres écologiques et les menaces nucléaires – Jésus vient, entre en dialogue, il écoute, il entend et répond à nos cris.

A l’image de l’homme à la langue nouée, notre humanité est sans paroles, confuse et dépersonnalisée ; elle erre perdue, désorientée, incapable de communiquer et de se faire comprendre ; au-milieu du tohu-bohu « cul par dessus tête, sens dessus dessous », Jésus vient et prend chaque personne à part Ephphata ; libérant la Parole, il redonne, à chacun.e, statut et visage humains.
Amen