En contemplant les œuvres d’art parfois sublimes représentant cette scène de l’évangile, on peut trouver étrange leur insistance à mettre en évidence ce qui justement ne fait pas partie du texte : le geste concret de toucher ! Cette insistance a fait de cet élément le point décisif du récit, soit comme preuve de la résurrection corporelle de Jésus, soit comme prétexte pour blâmer la prétendue incrédulité de Thomas. Deux alternatives qui ne me satisfont guère.

Autre constatation décevante : Pensant s’appuyer sur un bon sens à toute épreuve, combien de fois ai-je entendu dire : « Moi, je suis comme Thomas : j’attends de voir pour croire ! » Or, il s’agit bien souvent d’une manière commode de justifier une incrédulité de principe, focalisant là aussi l’attention sur la vérification « de visu ».

La question pertinente à se poser est donc de savoir si, lors de sa rencontre avec le Ressuscité, Thomas est simplement confirmé dans un système de croyance donnant la priorité à la preuve visuelle, ou si ce principe du « voir pour croire » n’est pas au contraire mis en crise ? Dans ce cas, le sens de ce récit serait de placer dans une perspective nouvelle le lien entre voir et croire. En songeant à d’autres interlocuteurs de Jésus dans l’évangile de Jean, on réalise que Thomas ne serait pas le premier à être ainsi bousculé dans son système de croyance.

Avant lui, Nicodème pensait s’appuyer sur un bon sens à toute épreuve en affirmant qu’on ne saurait retourner dans le ventre de sa mère pour naître une seconde fois. Il va se trouver perplexe à l’écoute de Jésus l’invitant à « naître de nouveau » (Jn 3, 3).

La femme samaritaine au puit de Jacob sait, elle aussi, de façon certaine (en plus de tout ce qu’elle sait au sujet du messie et des lieux où il convient ou non d’adorer Dieu) que son interlocuteur ne saurait lui offrir de l’eau alors qu’il n’a pas même de quoi puiser et que le puit est profond (Jn 4, 11).

Enfin Marthe, elle aussi, alors que son frère Lazare vient de mourir, voit sa croyance en la résurrection à la fin des temps remise en question au profit de la relation immédiate avec celui qui lui parle et se présente à elle comme « la Résurrection et la Vie » (Jn 11, 25).

Pour Thomas, les mots de Jésus (v. 27) revêtent une importance décisive : « Cesse d’être incrédule et deviens un homme de foi ! » Le dynamisme de ce « deviens » (ginou) invite à passer d’un mode de connaissance à un autre, fondé non plus sur la conviction que chacun peut se forger au moyen d’éléments ayant à ses propres yeux valeur de preuves, mais fondé sur l’écoute et l’accueil d’une parole reçue d’un autre. Avec pour fruit la joie profonde d’un décentrement de soi dans l’écoute d’un autre. Une vie nouvelle commence avec l’écoute !

En se laissant voir et toucher, Jésus ne cherche pas à apporter la preuve qu’un mort peut revenir à la vie. En se présentant à ses disciples et en se faisant reconnaître d’eux, c’est la relation établie avec chacun d’entre eux qu’il ressuscite. L’enjeu des apparitions du Ressuscité n’est pas de consacrer une sécurité rationnelle nourrie de preuves matérielles mais d’attester d’une victoire de la relation qui intègre désormais le pire, la réalité de la mort et de la séparation.

Si l’on me présente quelqu’un dont on m’a montré auparavant une photographie, je suis en mesure de vérifier qu’il s’agit bien de la même personne. Je vais lui dire par exemple : « Ah ! je vois que vous êtes bien Monsieur untel ». Thomas, lui, s’écrie : « Mon Seigneur et mon Dieu ! ». Ce cri n’a pas pour source le résultat d’une simple vérification d’identité. Les mots de Thomas jaillissent du cœur brûlant de la relation au Maître et Seigneur qu’il a choisi de suivre. C’est la lumière de la relation, ressuscitée par la parole et son écoute, qui ouvre à Thomas l’accès à un « voir » radicalement nouveau. « Dans ta lumière, nous voyons la lumière » dit le psaume (36,10).

Avant sa mort, Jésus avait déjà dit à Thomas : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Dès à présent, vous le connaissez et vous l’avez vu » (Jn 14,7). « Celui qui m’a vu a vu le Père » ajoute Jésus à l’intention de Philippe (Jn 14,9). C’est à ce « voir » là que Thomas a la joie d’accéder en réponse à l’invitation de Jésus.

Ainsi, la nouvelle de la résurrection ne se transmet pas seulement dans la vision du tombeau vide mais aussi dans la vision du Ressuscité en personne. « En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie » (20, 20). « Nous avons vu le Seigneur », disent-ils à Thomas (20, 25).

Qu’est-ce que voir ? L’évangile invite à lier cette question à celle de la foi. Nous assistons alors à un véritable retournement : il ne s’agit plus de voir pour croire, mais au contraire de croire pour être en mesure de voir en Jésus ressuscité l’envoyé de Dieu en qui nous est offerte une relation dont rien, pas même la mort, ne peut nous priver. Or, dans ce récit (comme ce fut déjà le cas pour Marie de Magdala devant le tombeau vide), entre le voir et le croire, il y a la place pour une parole à écouter et à laquelle répondre par la foi. « Cesse d’être incrédule et deviens un homme de foi ! »

La vision seule ne suffit pas. Paradoxalement, l’écoute, oui ! Et il faut ajouter : avec l’aide du Saint Esprit. On est là au fondement même de la béatitude (v. 29) proclamant heureux ceux qui, sans avoir été parmi les témoins visuels, deviennent croyants grâce à la parole des témoins, à la parole de l’Evangile. Les deux participes présents (littéralement : « n’ayant pas vu mais croyant ») évoquent une attitude de foi s’inscrivant dans la durée.

Bienheureux désormais ceux et celles qui peuvent dire à Jésus « mon Seigneur et mon Dieu » dans une relation ne s’appuyant plus sur le contact visuel mais en se laissant conduire par l’Esprit Saint « vers la vérité tout entière » (Jn 16, 13), comme l’avait annoncé Jésus dans ses discours d’adieu. Dans la chronologie de l’évangile de Jean, cette béatitude vient après le don du Saint Esprit (20, 22) et accomplit les paroles de Jésus à son sujet.

Dans cette perspective, l’apôtre Paul tire les conséquences de ce nouveau mode de connaissance en l’appliquant à toute relation dans le Christ : « Ainsi, nous, dès maintenant, nous ne connaissons personne selon la chair ; même si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière » (II Cor 5,16).

Thomas, a écouté et, ce faisant, il a vu avec les yeux de la foi. Son expérience nous précède et ouvre une ère nouvelle. Il nous ouvre un temps dédié à l’écoute de l’Evangile comme une parole qui, dans l’Esprit, s’adresse à nous pour nous inviter à devenir croyants.

C’est avec cette ouverture que se termine l’Evangile (avant l’appendice du chap. 21) : « Ces signes ont été rapportés dans ce livre pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom » (20, 31).

Aujourd’hui, alors que nous sommes abreuvés de toutes parts d’images dont la fiabilité s’avère de plus en plus incertaine, ce récit invite à nous garder de dissocier la vision de l’écoute et de la relation qu’elle permet, aussi bien avec le Christ qu’avec notre prochain. Ce récit nous invite ainsi à choisir et à cultiver le fondement d’une vision dont le discernement et l’amour constituent un témoignage urgent à apporter pour notre temps.

Amen.