« C’était la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples depuis qu’il s’était relevéC'est le Seigneur d’entre les morts. » (Jn 21,14)

Chères sœurs, chers frères,

Le passage d’évangile que nous venons d’entendre raconte comment Jésus ressuscité apparut à ses disciples au bord de la mer de Tibériade. Ce récit rapporte que les disciples ne le reconnaissent pas tout de suite. D’après ce qu’en disent les Evangiles, les disciples qui se trouvent au bord de la mer de Tibériade ne sont pas les seuls à ne pas reconnaître Jésus lorsqu’il se manifeste après sa résurrection. Marie-Madeleine, la première personne à avoir vu Jésus ressuscité, avait elle-même commencé par le prendre pour le jardinier (Jn 20,14-18). Et les disciples d’Emmaüs avaient cheminé un long moment avec Jésus ressuscité avant de le reconnaître au moment où il avait rompu le pain (Lc 24).

Dans un cas comme dans l’autre, cela pouvait s’expliquer par le fait que c’était une première expérience : Marie-Madeleine ou les disciples d’Emmaüs ne s’attendaient pas à voir Jésus ressuscité parce que la résurrection ne faisait pas partie de ce qu’ils pensaient pouvoir expérimenter. C’était une première expérience, toute nouvelle pour eux.

Au contraire, les sept disciples qui sont au bord de la mer ce matin-là ne se trouvent pas en présence du Ressuscité pour la première fois. Pour certains, c’est la deuxième ou même la troisième fois que Jésus se manifeste à eux après sa résurrection. C’est du moins ce que nous pouvons déduire grâce à la mention dans le texte des noms de cinq des sept disciples qui sont au bord de la mer de Tibériade : Simon-Pierre, Thomas, Nathanaël et les fils de Zébédée . Selon l’Evangile de Jean, quatre d’entre eux avaient déjà vu Jésus le soir même de sa résurrection : ce sont Simon-Pierre, Nathanaël et Jacques et Jean, les fils de Zébédée (Jn 20,19-25). L’évangéliste raconte aussi que Thomas, l’un des Douze, n’était pas avec eux lors de la première apparition de Jésus mais qu’il était avec eux une semaine plus tard lors de la deuxième apparition. On peut donc en conclure que les quatre disciples mentionnés ont vu une deuxième fois Jésus ressuscité lorsque Jésus a proposé à Thomas qui doutait d’avancer son doigt dans ses mains percées et sa main dans son côté transpercé (Jn 20,24-29). C’est pourquoi le récit lu aujourd’hui peut préciser que ce qu’il raconte constitue la troisième apparition de Jésus à ses disciples, apparition dont furent donc témoins sept disciples, dont cinq font assurément partie des Douze, y compris Thomas. Ce qui frappe, donc, c’est que malgré ces expériences antérieures, les disciples ne reconnaissent pas tout de suite Jésus.

Autrement dit, on peut avoir rencontré Jésus ressuscité et ne pas le reconnaître lorsqu’il se manifeste à nouveau. Cela a de quoi surprendre. On pourrait en effet penser que la rencontre de Jésus ressuscité a tellement bouleversé la vie de ceux qui en avaient fait l’expérience que plus rien ne pouvait ensuite être pour eux comme avant.

Or, le récit de l’apparition de Jésus au bord de la mer de Tibériade ne nous raconte pas cela. Ce récit rapporte une manifestation du Ressuscité qui se situe quelques temps après le jour de Pâques où Marie-Madeleine, Pierre et le disciple que Jésus aimait avaient trouvé le tombeau vide par. C’est donc aussi quelques temps après l’apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine puis sa double apparition, à une semaine d’intervalle, à ses disciples à Jérusalem.

Depuis ces événements, Pierre et six autres disciples, dont le disciple que Jésus aimait, sont retournés en Galilée. Le récit raconte qu’ils ont repris l’activité de pêche qui était l’occupation professionnelle de plusieurs d’entre eux avant qu’ils ne se mettent à suivre Jésus. Ils ont repris la vie d’avant. Pour un observateur extérieur, par exemple ceux habitaient Tibériade et qui connaissaient les disciples depuis longtemps, rien de permet de deviner que ces hommes qui ont repris leur activité de pêche ont vécu des événements aussi bouleversants que ceux du jour de Pâques et de la semaine qui a suivi.

Surtout que, pour ces hommes qui ont repris leur activité de pêche, pêcher n’est pas plus facile qu’avant. Le récit raconte que les disciples font l’expérience d’un échec : ils ne prennent aucun poisson. Et si l’on en croit l’évangéliste Luc, ce n’est pas la première fois : Pierre et ses compagnons étaient déjà rentrés complètement bredouille d’une pêche nocturne. C’était au moment où Jésus les avait appelés à le suivre, au début de sa prédication publique (Lc 5).

Le récit lu aujourd’hui raconte donc que les disciples se retrouvent à revivre après sa résurrection de Jésus des expériences aussi pénibles et cuisantes qu’avant d’avoir rencontré Jésus. Ils ont rencontré Jésus ressuscité et ils se retrouvent dans les mêmes difficultés qu’au départ de leur vie à sa suite. Au point qu’ils n’ont même pas quelques poissons à vendre ou à donner à un passant qui leur en demande. Voilà qui n’est pas facile à vivre quand on est un professionnel de la pêche.

Pâques a changé la face du monde, déclarera Pierre dans son discours aux Israélites venus à Jérusalem le jour de la Pentecôte. La mort a été définitivement vaincue. Mais voici que la vie quotidienne semble continuer d’être aussi frustrante, aussi âpre et peu gratifiante qu’avant. Et cette situation n’est pas due à un manque de foi des disciples, ou à une erreur de leur part. C’est simplement la réalité de tous les jours qui continue de comporter des difficultés, qui reste le lieu d’un combat. On pourrait même dire qu’elle reste le lieu des mêmes combats que ceux qu’il fallait affronter avant la venue de Jésus. Parce que la résurrection de Jésus ne change pas l’état du monde, mais change ce qu’on peut y vivre lorsque l’on s’appuie sur la parole du Ressuscité. Ce n’est pas parce que Jésus est ressuscité que la réalité quotidienne dans laquelle vivent ceux qui croient en sa résurrection s’ajusterait soudain comme par magie à leurs désirs. Cette réalité reste traversée par ses propres mouvements qui ne s’harmonisent pas forcément bien entre eux.

Pour ceux qui suivent Jésus et on foi en sa résurrection, la question est dès lors la suivante : lorsque la réalité dans laquelle nous vivons ne se plie pas à nos désirs, allons-nous le vivre comme une malédiction qui nous écrase ou allons-nous chercher comment faire alliance avec cette réalité qui résiste ?

La bonne nouvelle de Pâques, c’est que pour Dieu, quels que soient les échecs momentanés, rien n’est jamais définitivement perdu, hostile, disjoint. Pâques, c’est la bonne nouvelle que l’amour est plus fort que la mort. Et l’amour se manifeste entre autres par la patience et la persévérance, par la confiance qu’un chemin peut s’ouvrir.

Les disciples ont vécu la joie de Pâques et ils se retrouvent ensuite dans une situation tout aussi difficile qu’avant. Mais ils ne sont pas désespérés. Ils sont prêts à relancer les filets quand l’inconnu qui leur parle depuis le rivage le leur propose. Le récit dit qu’ils le font sans discuter, contrairement à ce qui avait été le cas de la part de Simon Pierre dans le récit situé au début de l’Evangile de Luc (Lc 5,5). Il y a une deuxième différence entre le récit rapporté au début de l’Evangile de Luc et le récit lu ce matin : lors de la première expérience de pêche surabondante, l’évangliste Luc avait rapporté que les filets s’étaient déchirés en raison de la grande quantité de poissons capturés (Lc 5,6) ; cette fois, au contraire, l’évangéliste Jean prend bien soin de souligner que les filets ne se déchirent pas (Jn 21,11). Ces petites différences entre les deux récits peuvent paraître insignifiantes. Elles soulignent pourtant un changement profond d’attitude qui se marque aussi dans la manière de réagir des disciples après qu’ils comprennent que celui qui les a renvoyés pêcher est le Seigneur. Dans le récit rapporté au début de l’Evangile de Luc, les disciples étaient pleins d’effroi et Simon Pierre s’était jeté aux pieds de Jésus en confessant son péché (Lc 5,8). Dans le texte lu aujourd’hui, au contraire, les disciples n’ont pas peur et Pierre n’a pas besoin de confesser son péché. Il se jette simplement à l’eau, dans le seul élan de celui qui est heureux de retrouver son Seigneur, qui est aussi son ami. Quelle transformation !

Pour nous aussi, accueillir avec foi la bonne nouvelle de Pâques est le sujet d’une grande joie. Cela ne simplifie pas forcément notre réalité quotidienne, avec ses difficultés, ses combats. La situation actuelle de semi-confinement a de quoi atteindre notre moral et elle nous rend peut-être la vie particulièrement rude. Il pourrait y avoir de quoi se décourager. Accueillir la bonne nouvelle de la résurrection de Jésus, qui scelle la réconciliation définitive de Dieu avec nous, entraîne dans une autre dynamique : celle de la confiance et du courage. Le Seigneur est fidèle. Il prend soin de nous. Il ne transforme pas la réalité pour nous la rendre facile à vivre, mais il nous invite à ne pas désespérer et à apprendre de lui à la regarder autrement, avec un regard plein d’espérance. Il nous invite à ne pas baisser les bras mais à persévérer dans la confiance en Lui jusqu’au moment où nous faisons l’expérience que des chemins inattendus s’ouvrent au matin, après une nuit de combat. Ecoutons-le et fions-nous en Lui !