Gn 2, 18-24
Mc 10, [1.]2-16
He 2, 8b – 11
Chères sœurs, chers frères,
Voilà un texte pas facile. J’imagine que nous connaissons toutes des couples où l’un ou l’autre conjoint, ou les deux, sont des personnes divorcées. Et où il semble apparaître’ que ce nouveau couple est, sur la durée, une bénédiction, tant pour les conjoints que pour les personnes qui les entourent. Une bénédiction ou même une louange si je reprends la citation de Calvin qui disait qu’« un homme heureux est une louange au Seigneur » qu’il me semble aujourd’hui tout-à-fait judicieux de transposer aussi à « une femme heureuse est une louange au Seigneur ».
Or donc, que faire avec cette phrase « Si quelqu’un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l’égard de la première ? ».
Moins méditative, ma prédication aujourd’hui prendra plus les traits d’une étude biblique. C’est peut-être un peu rude au point du jour un dimanche matin, mais c’est ce qu’il me semble le plus intéressant de vous apporter.
Tout d’abord, le contexte littéraire : Nous sommes dans la seconde partie de l’évangile de Marc (dès 8,22). Après la présentation et les miracles qui campent Jésus comme quelqu’un qui a autorité sur les démons, les éléments de la nature, Jésus vient d’annoncer sa Passion : une fois, deux fois. Il annonce à ses disciples qu’il va mourir et ressusciter. A chaque fois, les disciples ne comprennent pas la portée de ce qu’il partage, la souffrance, l’abaissement qu’il révèle, … : lors de la première fois, Pierre le rabroue. Lors de la deuxième, les disciples se querellent pour savoir qui est le plus grand parmi eux.
Alors que Jésus parle de sa mort, du don de sa vie, ses disciples se concentrent sur le paraître, les rôles, les honneurs ou les privilèges.
« Partant de là, Jésus va dans le territoire de la Judée, au-delà du Jourdain », c’est pour Jésus dans le récit’ comme quand d’autres traversent le Rubicon : il franchit une limite et prend résolument le chemin de Jérusalem.
Les disciples ne comprennent pas, disions-nous, et pourtant ils le suivent. « suivre » est un terme qui chez Marc caractérise l’essence du disciple, et donc du croyant aujourd’hui. « Qui est Jésus, vriament ? » (8,27ss) et « Comment le suivre ? » (8,34ss) sont les thèmes de cette deuxième partie de l’évangile. Et dans cette fresque générale du chemin vers Jérusalem, de la Passion qui se profile, autour de ces deux thèmes vient notre texte qui parle de deux sujets que l’on trouve souvent dans des enseignements éthiques : le mariage et les enfants.
Quelle est la nouveauté ou l’orientation particulière de Jésus sur ces sujets ?
« Est-il permis à un homme de répudier sa femme ? » (10,2). Les Pharisiens savent la réponse : ils la donnent juste après : oui, avec une lettre de répudiation.
La lettre de répudiation à l’époque protégeait la femme, pour qu’en cas de remariage, elle ne soit pas accusée d’adultère.
Mais ce qui est intéressant ici, c’est le déplacement qu’opère Jésus : les Pharisiens demandent ce qui leur est permis ; ils cherchent à clarifier l’étendue de leurs privilèges. Jésus renvoie au but de cette permission. Oui, il est bon qu’il y ait cette règlementation, c’est une manière de tenir compte de la vie et de notre humanité : de tenir compte de la vie, voire de la souffrance, de la violence, et des échecs, c’est ce qu’il appelle la « dureté de votre cœur ».
Et en même temps, Jésus déplace la question vers les deux références de la Genèse qui rendent compte de ce mystère humain et naturel d’un couple qui se forme. Il renvoie à ce qui nous fonde, à ce qui était « au commencement du monde », à ce passage qui dit qu’il y a eu des relations qui ont permis de grandir (père mère) ; de nouvelles relations qui se forment : « l’homme quittera son père et sa mère et les deux ne feront qu’une seule chaire ».
Oui la relation du couple est importante, fondamentale pour une société et oui, il est bon de la protéger.
Et si dans la Bible, on a pris la relation entre l’homme et la femme pour dire la relation entre nous et Dieu, Dieu sait comme elle peut aussi être difficile et comme il peut être structurant, libérateur et précieux de savoir compter sur la fidélité, la bonté fidèle de l’autre/ Autre.
J’ai envie de revenir à la phrase de la Genèse que cite Marc : « L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme » (Gn 2,24).
C’est peut-être l’âge de mes enfants qui me rend particulièrement sensible à ce passage d’une ‘relation qui fait référence’ à une nouvelle relation qui devient la référence première : de la relation aux parents à celle avec le compagnon choisi.
J’ai toujours été frappée par ce verset qui va à l’encontre d’une bonne partie de notre culture. On m’a dit que cela pouvait être la trace d’une époque matriarcale. Toujours est-il que dans ce texte, c’est bien l’homme qui quitte son père et sa mère’ et non la femme. C’est l’homme qui change de famille et se rattache à celle de son épouse.
C’est parce que j’ai toujours été intriguée par cette phrase que j’ai été suprise de constater que dans la manière dont Marc la cite, il change l’homme – masculin (isch « Mann » – comme dans la Bible hébraïque en Genèse) en homme – l’être humain (‘anthropos’ – « Mensch ») .
Et plutôt que de reprendre « et ils deviennent une seule chair », il met « et les deux deviennent une seule chair » [Deux remarques pour ceux qui aiment l’exégèse : Mc reprend la version de la LXX, tant pour anthropos que pour « les deux ». Le bout de phrase dans Mc « et il s’attachera à sa femme » semble être un rajout par souci d’harmonisation ; il n’est pas retenu par de nombreux mss].
Ce souci d’une attention égale aux deux membres du couple se retrouve dans l’enseignement que Marc, et lui seul – Matthieu ne l’a pas repris – donne à ses disciples en privé : « Si quelqu’un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l’égard de la première ; et si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère. » (11.12)
Deux surprises pour l’époque :
La première est que l’homme peut être adultère par rapport à une femme – si cela peut nous sembler aujourd’hui le bon sens même, puisque la femme est autant touchée par l’adultère de son conjoint que l’inverse. Il faut savoir qu’à l’époque de Jésus, la formule du mariage était « je te mets à part pour moi » et cette formule n’était prononcée que par le mari. Le mariage faisait partie du droit des choses et la femme changeait de propriétaire.
La deuxième surprise pour le contexte juif de l’époque va dans le même sens : une femme peut répudier son mari. Et non seulement cela, les conséquences sont exactement les mêmes, la phrase est citée exactement de la même manière : « Si quelqu’un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l’égard de la première ; et si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère. »
Ces différents éléments me mènent à penser que la pointe de ce texte n’est pas la question de savoir s’il est permis de se remarier une fois divorcé·e, mais qu’il en va bien plutôt de nouvelles relations, équitables, où chacune, chacun est reconnu·e avec les mêmes droits et devoirs. C’est une critique en règle d’un patriarcat où certains, de par leur genre, leur naissance, leur origine s’arrogent des droits, des privilèges, se permettent de traiter l’autre comme inférieur.
Et ce renversement-là se poursuit dans le texte avec le passage sur les enfants : les disciples rabrouent les enfants et ceux qui les amènent à Jésus. Et Jésus s’indigne : juste parce qu’ils seraient des adultes, juste parce qu’ils seraient des disciples, ils se permettent de repousser les enfants ! C’est le contraire de ce que Jésus vient d’expliquer ! « Le Royaume des cieux est à ceux qui sont comme eux » et « en vérité, qui n’accueille par le Royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas ». L’enfant à cette époque ne peut s’arroger aucun droit, ne peut prétendre à rien. L’enfant qui ne connaît pas encore la thora, n’avait à l’époque, aucun mérite à faire valoir devant Dieu. L’enfant fait de la place à l’autre et Jésus nous invite à lui faire la place. Jésus le bénit.
Et c’est ainsi que notre péricope s’insère dans et fait écho à la 2e partie de l’évangile de Marc où se dessine une nouvelle manière de vivre ensemble, en famille, en communauté et en société. Une nouvelle manière qui mène dans les paradoxes du pouvoir : là où le dernier est le premier ; ou le grand est serviteur et l’esclave de tous (10,42ss) .
La question passera donc plutôt de « suis-je adultère si je me remarie ? » à « est-ce que j’accepte de laisser tomber mon orgueil ? » « Est-ce que j’accepte l’échec de ce que tous deux nous avions compris comme appel ? » « Suis-je prêt, prête à accueillir la miséricorde et la grâce de Dieu ? »
Et puis : « Comment est-ce que je veux dorénavant vivre et faire vivre des relations sans utiliser mon genre, mon origine, mon rôle, ma fonction pour dominer l’autre ? » « Suis-je prêt/ prête à renoncer à mes privilèges (cf. 9, 33-37 ; 9, 38ss ; 10,35ss) pour me mettre à la suite du Christ ? » « Est-ce que je vais vivre et favoriser des relations d’égal à égal, en mettant au centre les plus faibles (9,36) ? », « voir même me faire serviteur en renonçant aux premières places (10,44) ? ».
Et ne nous trompons pas : il s’agit là d’un programme subversif qui met en question e monde et les pouvoirs établis. Mais un programme aussi qui annonce les temps messianiques. Ceux que nous sommes invités à expérimenter déjà avec ceux et celles qui sont nos prochains.
Et là, tout d’un coup, ce texte sur le mariage et les enfants nous concerne toutes et tous, nous met en chemin à la suite du Christ, comme disciples, en direction de Jérusalem.