Textes bibliques : Jean 2, 1-12 Esaïe 62,1-5 1 Co 12, 4-11

« Faites tout ce qu’il vous dira » Jean 2,5

Il y a des paroles qui font naître l’autre, qui l’autorisent ; des paroles qui initient un commencement ; qui provoquent et suscitent un nouveau champ de possibles ; « Faites tout ce qu’il vous dira », oui, il y a des paroles fertilisantes, comme il y a aussi des paroles, qui blessent, qui ferment, enferment et obturent l’autre, sans possibilité d’avenir. Des paroles qui assignent ou dévalorisent, quand d’autres permettent et donnent confiance.

La parole de la mère de Jésus aux personnes qui l’entourent, lors des noces de Cana, a la force d’une mise au monde, sans forceps, telle une proposition audacieuse et décalée. Car Jésus, lui, vient de la rabrouer en lui disant de se mêler de ses affaires à elle, plutôt qu’à lui.  Qu’y a t’il entre toi et moi ? De quoi te mêles-tu ? on entend la crainte, l’appréhension chez Jésus. « Je ne suis pas prêt. Arrête de me mettre la pression. Maman, tu m’énerves ».

Sempiternelle tension intrafamiliale, où le parent tente une parole qui n’est pas reçue, ni comprise, alors que l’enfant attend quelque chose qui ne vient pas et qui peut le/la laisser en déshérence. Contretemps, qui vont creuser les malentendus, nourrir l’agressivité, les ressentiments, les dissensions.

Là, sa mère ne se laisse pas démonter, car elle sait, elle a vu qui il est, mais elle n’a  pas besoin de lui prouver qu’elle a raison et qu’il devrait l’écouter. Elle parle à d’autres, autour, ouvrant le cercle d’un duo qui pourrait virer au duel stérile, tout en laissant entendre à son enfant qu’elle le sait capable de se lancer dans sa mission, de naître à sa vocation de fils, de Fils de Dieu. Et c’est sur sa parole à lui que l’eau se change en vin. 

S’il n’y a pas de récit de naissance dans l’Évangile Jean – prologue Au commencement était la Parole – j’ai envie de lire ce récit des noces à Cana comme un engendrement de la mère au fils. Une mise au monde. Sa mère – dont Jean tait le prénom étonnamment – n’est pas dépeinte dans son rôle biologique ni charnel mais dans son rôle symbolique tel le portique d’une parole inaugurale, qui donne naissance à Jésus le Messie. Sa mère l’incite et l’autorise, sans lui faire violence, ni le réprimander, ni le moquer. Un art parental, qui devrait nous inspirer.

Si les liens familiaux dans les Évangiles sont chargés d’ambiguïtés, si Jésus a l’audace de définir un nouveau type de famille autour de lui, non plus clanique, ethnique, étroitement religieuse, mais une famille de libre affiliation de cœur et d’esprit, il demeure néanmoins que la famille de Jésus est une donnée à prendre en compte. Car il est bien né et a grandi dans une famille humaine, une famille juive en Palestine occupée, une famille modeste, vivant dans les montagnes de Galilée, une famille, comme les autres, pétrie d’amour et de contradictions, berceau de son être au monde et premier lieu d’apprentissage de son métier d’homme.

Et si la part d’aliénation est présente dans nos liens familiaux, la part d’édification qu’ils apportent est aussi là, source de ce que nous devenons, de ce que nous pouvons déployer de nos potentialités et de ce que nous transmettons aux autres. Aliénation et agentivité, deux pôles entremêlés dans nos histoires familiales et humaines. Lutte incertaine pas toujours équilibrée, pas toujours équitable.

Ce premier signe chez Jean place la fête et la réjouissance des noces comme porte inaugurale de l’Évangile. Avons-nous assez pris en considération cette couleur si particulière ?

Dans la liesse, les chants, les rires et la danse, s’inscrit la Présence du Christ-Messie, et ce n’est ni au désert, ni dans une école de sagesse ni dans un palais ni au sommet d’une montagne solitaire qu’il lève le voile et entre en scène. Mais plutôt :

Dans une foule joyeuse, au cœur d’une union de corps et d’esprit entre un homme et une femme. Dans un temps qui transcende le quotidien et sa pénibilité. Permettant les excès, le défoulement, une intensité de rires, de cris, de mouvements, et le partage d’une abondance de biens.

Avant de tout spiritualiser et de tout désincarner, tant un certain christianisme moralisateur et castrateur nous a appris à craindre la jouissance, du plaisir, du désir, pouvons-nous entrer dans ce premier tableau ? Dans ces noces à Cana, où le Christ s’inscrit au cœur de nos besoins humains et d’une prodigalité manifeste, joyeuse, débordante ? J’y vois des visages rayonnants, des corps exultants, des paroles vibrantes, une musique vive ; la joie coule, comme le vin coule des jarres aux verres, comme les paroles coulent d’un visage à l’autre, d’un cœur à l’autre, dans une danse, pulsation de vie.

Alors que nous entrons dans la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens et des chrétiennes, un autre récit va nous occuper et nous nourrir, grâce à la méditation de la communauté œcuménique et mixte de Bose, qui a choisi dans ce même Évangile de Jean, le dernier signe opéré par Jésus, pour son ami Lazare, frère de Marthe et de Marie, ses amis et disciples.  « Jésus les aimait tous les trois » nous dit Jean. Lazare est mort et repose au tombeau depuis plusieurs jours ; tous et toutes pleurent, et Jésus aussi pleure…

Quel contraste : le premier signe à Cana se vit dans la joie, les rires et la danse et le dernier signe à Béthanie, dans le deuil, les larmes et la peine. Le premier dit un avenir, une promesse, une fécondité, le dernier une impasse, une perte, une absence irrémédiable.

A Marthe qui vient au-devant de Jésus, il dit « Je suis la Résurrection et la Vie ; la personne qui croit en moi ne mourra pas » et il lui demande : « Crois-tu cela ? »

Ce dernier signe annonce que la vie est plus forte que la mort, l’amitié plus forte que la désolation et la maladie, alors que le premier annonce que le meilleur est pour la fin, que l’abondance du don de Dieu déborde toutes nos peurs de manquer.

Ce qui m’a frappée en méditant ces textes, c’est que l’Évangile arrive à contretemps. A contretemps de ce qui est attendu et perçu comme normal, habituel.

Le Christ renverse la logique de la mort inéluctable en vie ressuscitée.

Le Christ renverse le sens de la fête, à l’image du bon vin versé à la fin.

 

Le Royaume de Dieu arrive comme un inattendu, un inespéré, une contre-affirmation qui bouleverse nos logiques et nos évidences.

L’Évangile arrive à contretemps dans la réalité de nos vies, dans son flux irréversible, dans son déterminisme. L’Évangile s’inscrit comme une liberté. L’Évangile est liberté.

Et je vois une chaîne de confiance, qui se tisse en perles de paroles, qui passent de la mère au fils qui débute à Cana, de Jésus à Christ, du Christ à ses disciples ses amis, à l’inconnu sur la route, à l’étrangère et au soldat romain ; une parole qui passe à sa disciple et amie Marthe dans une chaîne de confiance, ininterrompue, d’une foi, qui court, ensemence, vivifie, cherche un chemin, et ressuscite toutes choses :  crois-tu cela ?

L’Évangile va à rebours du bon sens et du sens commun et c’est tant mieux ! c’est notre chance et notre salut. Et il nous invite à entrer dans sa danse :

Nos paroles peuvent porter la vie et la libération de ce qui est encore enfoui chez l’autre !

Notre vie peut accueillir le regard et la parole d’autrui, même maladroite !

Dans nos relations sommeillent des germes insoupçonnés, à accueillir et qui vont féconder la vie.

Le pouvoir transformateur de l’Évangile est donné à notre monde, défiguré déshumanisé, ankylosé, angoissé, pétri de violences, de défiance et de peurs. Un pouvoir transformateur qui inspire la trêve à Gaza, qui inspire toutes les initiatives, petites et grandes qui mettent un terme à la mort et à la destruction. Pour rendre l’humain et le monde à sa dignité, à son intégrité.

Une vie plus forte que la mort travaille notre réalité, cette pâte du réel, ce contre quoi on se cogne.

Une vie en travail, plus forte que nos déroutes et nos découragements, nous est donnée et redonnée, non pas une fois pour toutes, mais chaque jour à nouveau ; une vie qui ensemence et engendre audace, confiance, joie.

Amen