Prédication sur Actes 16, 16-24 et Jean 11, 55 – 12, 11

Deux femmes qui dérangent: c’est ce dont il est question dans les textes du jour. Si je vous invite à vous concentrer sur l’épisode de l’onction à Béthanie, je vous proposerai de le méditer à partir de l’impulsion donnée par la jeune servante qui émerge du livre des Actes au chapitre 16. C’est une jeune femme qui dérange les prédicateurs avec son savoir venu d’ailleurs, avec son insistance… Elle confirme leur identité et la force de leur message en disant : « Ces hommes sont les serviteurs du Dieu Très-Haut ; ils vous annoncent une voie de salut ».

Mais elle les agace. Elle est tenace et Paul est « excédé », nous dit-on. Il l’exorcise, lui enlève son don et se met ainsi à dos les maîtres de cette femme qui monnayait ses oracles.
Si cette femme fait sortir Paul de ses gonds, ses paroles ne sont-elles pas justes ? Elle déborde du cadre de la bienséance, elle parle au nom d’un esprit qui sera exorcisé et pourtant ce qu’elle dit est juste et vrai. Cela donne à penser…

En écho, Marie de Béthanie, elle aussi dérange et elle est aussi dans le juste. Elle est mal accueillie par Judas qui est agacé. Jésus, lui, n’est ni dérangé ni choqué. Il saisit ce qui se joue dans la profondeur du geste de Marie et il le révèle à ceux qui assistent à la scène… aux personnages du récit, comme aux lecteurs et aux lectrices qui imaginent aujourd’hui cette scène incroyable et bouleversante de sensualité, de force et de fragilité mêlées.

En effet, ce qui est au cœur de cette histoire, c’est l’adieu au corps. C’est le dernier hommage au visible, à la matière, à la chair.

Et c’est un hommage d’une grande délicatesse: Jésus est encore bien vivant, mais Marie ouvre une porte sur l’au-delà de sa vie terrestre.
Elle verse sur ses pieds du parfum, un onguent parfumé. C’est incongru ! Plus encore, son geste est excessif : elle gaspille, elle en fait trop. Soudain, c’est toute la maison qui est envahie par l’odeur du parfum… Elle attire les regards sur elle, elle suscite les reproches de Judas. Comme si cette immense générosité ne pouvait que heurter cet homme de calcul caractérisé ici par son avidité.

Et que fait Jésus ? Il lui donne raison et, comme je vous le disais, il révèle le sens profond de ses gestes : elle a embaumé par avance son corps promis à la mort. Jésus justifie la folie de son acte : la perte d’un parfum de grand prix qui aurait pu être vendu pour procurer de l’argent aux plus nécessiteux. Mais il est juste, à ce moment-là, que ce parfum lui soit donné à lui.

Il arrive parfois que les effluves d’un parfum nous permettent de trouver le réconfort suffisant pour traverser une perte ou une épreuve : parfum d’encens ou d’huile consacrée, parfum d’un être aimé, parfum d’une simple fleur qui couvrent l’odeur du chagrin, parfum qui nous monte au nez et au cœur et suffit à masquer la puanteur d’une blessure ou d’une souffrance trop envahissante.

Avant qu’il traverse le gouffre de la mort, c’est un tel parfum, un tel baume qui est offert à Jésus. Il est ainsi préparé avant son dernier geste d’amour excessif, lui qui va consentir à la pauvreté radicale, se déposséder de sa vie.

Marie, en faisant cette onction sur les pieds de Jésus, nous entraîne au cœur du mystère de la vie et de la mort; elle offre également l’occasion à Jésus de délivrer un enseignement important : la suspension du jugement.

Le sens profond d’un geste ou d’une existence nous échappe si souvent… Nul besoin de juger hâtivement l’autre ou soi-même ! Savons-nous toujours d’emblée ce qui est juste ?
Que savons-nous de la trame mystérieuse qui donne à chaque vie son sens et sa grandeur ?
Que comprenons-nous réellement des intentions et des désirs des autres ?

La suspension de nos jugements hâtifs peut nous aider à mieux comprendre les autres, et parfois nous-mêmes. En effet, il faut souvent du temps pour saisir ce qui se joue dans telle ou telle situation. Le pourquoi de nos actes est parfois si étonnant !

Pourquoi ne pas accueillir l’excès et lui donner un sens ?
Les moments forts d’une vie, ceux qui restent gravés dans nos mémoires et dans celles de nos proches, ne sont-ils pas ceux qui sont excessifs ? Excès de chagrin ou de peine, mais également excès d’amour et de compassion, cadeaux qui coûtent trop cher, temps donné sans compter, projets un peu fous, rencontres où l’on se donne avec trop d’élan ?

Que ce soit dans nos liens affectifs, nos engagements professionnels ou la mission de vie que nous remplissons, ce qui reste, n’est-ce pas souvent ce que l’on a donné de tout son cœur, avec largesse ?

J’en conviens, il n’est pas toujours facile de fréquenter des personnes qui ont le sens de l’excès: c’est un peu comme vivre à côté d’un fleuve qui menace de déborder régulièrement. Mais dans nos élans de vitalité et d’énergie, n’y a-t-il pas quelque chose qui nous rappelle à l’intensité de la vie et qui peut nous inspirer ? Quelque chose qui nous déplace et nous invite à abandonner nos petits calculs pour épouser à notre tour l’excès ?

La vie spirituelle est caractérisée par la surabondance de l’amour de Dieu pour les êtres humains. Ce qui déborde également, c’est l’Esprit de Dieu, qui est aussi abondant qu’incontrôlable, comme dans l’Evangile de Jean où Jésus dit, parlant de lui : « Celui qui met sa foi en moi, — comme dit l’Écriture — des fleuves d’eau vive couleront de son sein ».

Ce n’est pas une petite source de vie qui traverse celui ou celle qui croit, ce sont des fleuves ! C’est clairement inconfortable, dérangeant, étonnant, provocant.

Mais c’est bien ce qu’il nous faut pour affronter l’ombre qui plane sur ce récit : celui de la mort, de l’absence, de l’impermanence : « Moi, vous ne m’aurez pas toujours ».

Si l’Evangile de Jean nous appelle à goûter à la vie éternelle, il nous parle aussi du « pas toujours », et les discours d’adieu de Jésus sont marqués par cette invitation à apprivoiser l’absence.

Jésus ressuscité ne revient pas avec son corps de chair, il ne revient pas comme avant. Lors de la crucifixion, il y laisse sa peau. Quelle délicatesse chez Marie qui prend soin de ce corps, qui ne néglige pas le rite de l’onction, qui honore de manière si tangible, concrète et charnelle le corps de Jésus ! J’aime y voir un excès de tendresse et d’humanité.

Excès de tendresse et d’humanité si difficile à exprimer de peur d’être jugé.
Excès de tendresse et d’humanité si difficile à recevoir, car il nous rejoint dans notre vulnérabilité.

Et pourtant, n’est-ce pas ces gestes de tendresse et d’humanité qui nous permettent de traverser nos morts et de nous relever ? N’est-ce pas ces débordements de vie qui nous rappellent avec force à la dimension résurrectionnelle de nos existences ?
Puisse cette histoire de parfum versé sur les pieds de Jésus guider chacun de nos pas dans les jours à venir… Oui, puisse cette histoire nous encourager à ne pas nous priver des excès inspirés par le Souffle saint.

Amen

Marie Cénec, juin 2014