St-Syméon
Es 40,1-11 ; 1 Jn 1,1-7 ; Luc 2,22-35
En lisant et en méditant ce texte, je n’arrête pas de m’étonner sur une tension, presque une contradiction, dans les propos du vieux et bienheureux Syméon.
Après le Magnificat de Marie, le Benedictus de Zacharie et le Gloria des anges, comment se fait-il que Syméon qui prononce le Nunc dimittis, cet hymne de paix qui est chanté aux complies, comment se fait-il que juste après, Syméon parle de glaive ?
Cheminons avec Syméon, et tentons de comprendre ce qui se passe en lui et provoque cette étonnante tension.
Syméon est prophète : l’Esprit Saint était sur lui (v. 25) dit le texte, manière pour Luc de le désigner comme tel.
De sa vie, on sait peu de choses, mais le texte nous dit qu’il est juste et pieux, ce qui laisse deviner tout le chemin qu’il a parcouru durant son existence jusqu’à devenir, au soir de ses jours, cet homme juste et pieux.
Il vit dans et par l’Esprit (qui est nommé 3x au début du récit), c’est donc un intime de Dieu, ce qu’indique aussi son nom, Syméon, « Dieu a entendu», à moins que lui ait entendu Dieu ?
Les bergers sont avertis par les anges dans le ciel, les mages le sont par l’étoile qui les guide, Syméon lui est averti au dedans de lui par l’Esprit Saint directement, et il entend : il verra le Christ avant de mourir.
Et on arrive déjà au centre du récit, avec ce geste : Syméon ne prend pas l’enfant dans ses bras, comme le traduit la TOB ou la majorité de nos traductions en français, mais il reçoit l’enfant (edexato). Peut-être avec l’autorisation de ses parents, ou alors de Dieu directement, qui sait ? En tout cas, Syméon n’a rien demandé, et surtout il n’a rien pris : il reçoit dans ses bras l’enfant-Dieu. Personne avant lui, ni après lui, n’a vécu une telle chose : recevoir Jésus dans ses bras.
Silence
Jaillit alors du plus profond de son être le Nunc dimittis, qu’il prononce devant Marie et Joseph, et l’enfant Jésus (ils sont trois, mais quel auditoire !). Jésus vient combler sa vie, au point que la mort ne lui enlèvera rien (Bourguet). Et Syméon, qui s’attendait à la consolation de son peuple, découvre bien plus : il contemple en Jésus la lumière pour tous les peuples.
Ses yeux ont vu le salut.
L’oeuvre du compositeur estonien Arvo Pärt, Nunc dimittis (si vous ne connaissez pas, allez l’écouter, c’est admirable et bouleversant !), fait répéter à la soprano 3 fois le mot « oculi» : c’est le centre du texte pour lui. Et je me dis qu’il a peut-être raison.
Syméon a écouté ce que l’Esprit lui murmurait, il a reçu dans ses bras le Christ, et maintenant, ses yeux ont vu (comme Job qui dit : maintenant mes yeux t’ont vu. Job 42,5).
Intense moment de silence et d’émotion, après tant d’années d’attente. Durant toute sa vie, Syméon a espéré voir le Christ, et voilà qu’il accueille dans ses bras l’enfant et contemple en lui ce qui est de Dieu (Bourguet[1]). Cela lui suffit, il peut s’en aller en paix, il est exaucé – peut-être le seul exaucement de toute sa vie, mais cela lui suffit déjà, il est comblé.
Tout aurait pu s’arrêter là, mais il y a plus : voilà qu’il s’adresse maintenant non plus à Dieu mais directement à Marie : «il est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël et pour être un signe contesté. Et toi-même, un glaive te transpercera l’âme » (vs. 34-35). Syméon voit – il voit – que l’œuvre publique du nouveau-né dans ses bras aura des conséquences personnelles pour chacun : il faudra se décider pour ne pas tomber. Israël lui-même devra saisir sa dernière chance… ou la manquer. Et Syméon voit peut-être l’entier du ministère de Jésus : libération, guérison, lumière, et aussi rejet et refus ; peut-être voit-il la croix, plantée dans l’âme de Marie, Jésus crucifié… même s’il sait qu’il sera la lumière qui brille sur tous les peuples.
Je reviens à mon étonnement du départ : pourquoi après la paix et le ravissement, le glaive et la croix ? J’observe que Syméon ne garde rien pour lui de ce qu’il a reçu de l’Esprit Saint. Il a une parole de père spirituel, il parle, il partage ce qu’il a reçu.
J’ai été étonné en lisant le texte, de voir que l’on traduit systématiquement le verset 25 «l’Esprit saint était sur lui», mais qu’on pouvait aussi traduire mot à mot : «l’Esprit était saint à travers lui». Et comme il n’y a aucune différence entre majuscule et minuscule dans les manuscrits, alors cela peut aussi désigner l’esprit de Syméon qui est devenu saint, qui devient saint à force de prière et d’adoration, jusqu’au point qu’il n’y a plus guère de différence entre l’Esprit Saint (avec majuscules) et son esprit à lui (Maître Eckhart n’aurait pas dit autre chose !).
Autant son esprit à lui, que son corps entier (ses oreilles, ses bras, ses yeux) sont habités de la présence de Dieu. Alors il peut y avoir en lui la place pour la paix et la lumière, comme pour le glaive et la souffrance (Bovon[2]). Syméon accueille en lui toute la complexité du monde et de la vie qui sont tellement contradictoires, il ne cherche pas à masquer ce qui est douloureux : au contraire, il assume. Ce qui en lui pouvait sembler divisé est maintenant relié, il se réconcilie avec lui-même.
Syméon peut alors d’en aller en paix.
Amen
[1]Daniel Bourguet, Rencontres avec Jésus (2003), pp. 83-102
[2]François Bovon, l’Evangile selon Saint Luc 1-9 (1991), pp. 138-148