Esaïe 35, 1 à 10, Actes 7, 55 à 60 et Jean 1, 9 à 13 – Pasteur J.-B. Lipp

Sœurs et frères,
Hier, nous fêtions un peu partout Noël, dans les paroisses et dans les familles. Aujourd’hui, nous sommes quelques-uns seulement à fêter, avec vous, et quelques autres communautés, la Saint- Etienne. Calendrier liturgique oblige. Le 26 décembre est devenu, dans l’Eglise, le jour de la commémoration du premier martyr chrétien, appelé pour cette raison protomartyr. Je me garderai bien de contester le bien-fondé de ce passage, à vrai dire quelque peu abrupt, du jour au lendemain, entre la nativité de notre Seigneur et la mort de son premier témoin. Je nous propose plutôt de nous laisser entraîner par les possibles mises en tension et mise en relation de ces deux célébrations.
Après tout, comment être étonné de cette proximité des extrémités, lorsque l’on sait que la naissance du Christ Jésus se passe d’entrée de jeu dans un univers certes d’accueil, mais principalement et principiellement, dans un univers de refus de la Lumière qu’il incarne pour le monde. L’Evangéliste le plus sévère, mais le plus lucide aussi, sur le bilan globalement négatif de la réception du Christ Jésus est celui de Jean, dont nous avons écouté un extrait du prologue. Le Verbe, en venant dans le monde, illumine tout être humain. Cependant, les siens ne l’ont pas accueilli. Seuls celles et ceux qui l’ont reçu sont devenus enfants de Dieu. A Noël, il s’agit ni plus ni moins que de naître, ou de ne pas naître, avec le Christ, à ma vocation de fils ou de fille de Dieu. Ainsi Jean, l’Evangéliste.
Chez Matthieu, cette alternative entre l’accueil et le refus se raconte autour de la figure des mages et de la figure d’Hérode. Comme l’a si bien relevé la théologienne Marion Muller-Colard dans sa grande interview pour le Temps : d’un côté, il y a Hérode, qui se sent menacé au point d’ordonner le massacre de tous les garçons de moins de deux ans, de l’autre, les Rois mages. Réagir en Rois mages, revient à dire, pour cette théologienne contemporaine : « Je m’incline devant la vie. » Est-ce que je suis au service de ma vie, ou au service de la vie ? Telle est la question.
C’est donc sous le signe du service que nous pouvons passer de la fête de Noël à celle de la Saint- Etienne : au service de cette vie incarnée par le Christ, né, mort et ressuscité pour que nous aussi, nous passions, avec lui, de la mort à la vie. Lui, au notre service de notre humanité : c’est ce que nous fêtions hier. Nous, au service de sa divinité : c’est ce que nous fêtons aujourd’hui. Le service n’est-il pas, au fond, le maître mot de la vie d’Etienne à la suite du maître Jésus ? Certainement, puisque le livre des Actes, au chapitre 6, nous fait connaître Etienne comme premier de la liste des sept ministres affectés au service des tables.
A ce stade, qui est celui du livre des Actes, les apôtres sont au service… au service de la Parole, et les sept nouveaux ministres au service… au service des tables. (Les premiers sont des juifs d’origine hébraïque, les seconds des juifs d’origine grecque.) Le point commun étant le service au nom d’un seul et même Seigneur. Et dans le cas d’Etienne, force est de constater que le service des tables du chapitre 6 va déborder sur un magnifique service de la parole qui rend témoignage au Christ Jésus, dans la droite ligne d’Abraham, de Joseph et de Moïse.
C’est le grand plaidoyer du chapitre 7 devant le Sanhédrin. Le discours magistral qui va tout faire basculer d’un procès sommaire, basé sur de faux témoignages, à un lynchage des plus arbitraires. S’il sera qualifié plus tard de diacre, et même de protodiacre, Etienne est ici un excellent théologien, dans sa manière de revisiter l’histoire de Dieu avec les humains, un Dieu préférant de loin habiter dans la vie des personnes plutôt que dans des institutions telles que le Temple de Salomon. Non, Etienne n’a rien ni contre Moïse, ni contre le Temple, comme le prétendent ses détracteurs.
Le premier martyr, le premier témoin ne renie rien, bien au contraire : il relit et il relie Moïse et le Temple à la venue de Jésus. En Jésus le Christ, Dieu est venu habiter notre humanité pour la transformer. En somme, Etienne témoigne de l’incarnation, cette incarnation que nous célébrons à Noël et dans le temps qui suit. Et ce faisant, Etienne va incarner lui-même le sort de son maître, dont nous ne cessons de rappeler, notamment dans la tradition protestante, à Noël, que cette naissance a lieu dans le bois de la crèche pour signifier le bois de la croix. Alors non, ce n’est pas tellement étonnant que l’Eglise nous fasse passer de Noël à la Saint-Etienne, comme nous le faisons ce matin.
Tenez, ce matin, avant que le soleil ne se mette à luire, j’entendais le chant d’un oiseau, et je me disais ceci : « L’oiseau salue le jour qui va naître. Le martyr salue le monde qui va venir. » Dans le récit de ce matin, c’est l’Esprit Saint qui ouvre les yeux d’Etienne sur le ciel, pour y voir la gloire de Dieu et Jésus, debout, à sa droite. Et le Saint-Esprit non seulement ouvre les yeux, mais encore la bouche d’Etienne pour en témoigner encore, une dernière fois, publiquement, comme un « amen » : c’est vrai, ce n’est pas qu’un discours que je vous fais. Je n’ai plus rien à perdre. Maintenant, j’ai tout à y gagner. Et peut-être même que l’une de ces pierres se transformera en un cœur ouvert…
Hier, il était question d’une naissance au monde. Celle de Jésus, la nôtre aussi. Aujourd’hui, il est question d’une naissance au Ciel, celle d’Etienne, à la suite de Jésus. Etienne passe aussi devant un pseudo tribunal. Il crie comme son Seigneur. Il prie comme son Seigneur. Il meurt comme lui. Jusqu’à prononcer deux paroles de son Seigneur en croix. Mais ici, c’est à Jésus qu’Etienne remet son esprit. Et comme lui, il invoque le pardon pour ses bourreaux. Il est pourtant une parole qu’Etienne ne prononce pas, et qu’un martyr serait en droit de prononcer : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Pourquoi, en un mot. Ou pour quoi, en deux.
Je me la pose. Nous nous la posons peut-être, pour lui, comme pour d’autres martyrs. Et je trouve une réponse dans la mention de ce jeune homme nommé Saul, et qui joue le rôle de vestiaire pour les témoins de cette horrible lapidation. Saint Augustin disait que si nous avions Saint Paul, c’était grâce à Saint Etienne. Sans oublier tous les autres qui ont suivi, puisque le livre des Actes nous dira que cette lapidation a engendré de grandes persécutions, et une mission hors de Jérusalem. Alors, je retrouve ma réflexion de ce matin : « L’oiseau salue le jour qui va naître. Le martyr salue le monde qui va venir. »
Oui, Etienne salue le monde du Ciel, où Jésus est assis à la droite du Père. Mais il salue aussi, de loin, et peut-être à la manière de ce Moïse dont il avait témoigné, le monde qui va recevoir l’Evangile. Le monde où nous sommes, ici et maintenant. Ce monde est promis à cheminer avec un Dieu vulnérable, comme nous le suggère déjà le prophète Esaïe. De même que Noël n’est que le germe d’une naissance, – mais quel germe ?!, – de même le martyr d’Etienne, comme celui de toute vie consacrée et qui vit ce qu’elle prêche, n’est que le germe d’une renaissance, – mais quel germe ?!
« L’oiseau salue le jour qui va naître. Le martyr salue le monde qui va venir. » Le monde qui est venu et qui va venir encore est comparable à cette image découverte chez vous, chères Sœurs : des galets visibles au bord de l’eau, sous l’eau claire, et qui forment comme un chemin. Ces galets ont peut-être été ceux d’une lapidation verbale ou physique. Ils sont devenus ceux d’un chemin de pacification et de clarification. Alors marchons, à la suite du Christ, à la suite d’Etienne et de tous les témoins, vers ce monde promis à la vie.
Amen