Joël 3
Évangile selon Saint Jean 20, 19-23
Actes 2, 1-13

 

« Grand-Papa, arrête de me casser ma phrase ! »

La conversation avec mes petits-fils tournait autour des transports : la discussion était alimentée par l’énumération de toutes les marques connues et inimaginables de voitures, et par la multitude d’engins visibles sur un chantier. Bref, la conversation après le repas du soir languissait, marquée par des paupières qui se faisaient lourdes et entrecoupée par quelques bâillements. D’où mon envie d’interrompre l’énumération discontinue des différents engins motorisés. J’ai alors terminé une phrase à la place de mon petit-fils. D’où sa réaction : « Grand-Papa, arrête de me casser ma phrase ! ». Interruption qui a été sans nul doute une erreur, car Eliot (c’est son prénom) avait son idée et comptait bien me l’expliquer jusqu’au bout. C’était sa phrase à lui, et à personne d’autre. J’imagine qu’il nous est tous arrivé de finir ainsi la phrase d’un interlocuteur au moment où, en hésitant, il cherchait le mot juste.

En interrompant mon petit-fils j’ai réalisé une fois de plus que l’apprentissage de la langue maternelle n’est pas une mince affaire : en effet, les mots qui appartiennent à tous doivent devenir les mots de celui qui en est train de les apprendre. Autrement dit, il est nécessaire de s’approprier la langue parlée. Or, dans cet apprentissage, le fait de posséder une langue maternelle reste indispensable.

Le thème de notre retraite de Pentecôte souligne l’importance du partage, et en particulier du partage par le biais de la parole. Cette dernière n’est pas le seul véhicule pour entrer en relation, mais elle en constitue un moyen privilégié. Elle nous permet de créer du lien, d’exprimer nos émotions, nos sentiments et nos pensées pour les partager avec autrui. La langue se tient entre les personnes ; elle est au milieu des individus et des groupes qui se parlent, et il s’agit d’en apprendre l’usage et les codes pour dialoguer.

Mais quel est alors le rôle de l’Esprit Saint dans ce processus de communication ?

« La foule se rassembla et fut en plein désarroi car chacun les entendait parler sa propre langue. Déconcertés, émerveillés, ils disaient : « Tous ces gens qui parlent ne sont-ils pas des Galiléens ? Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ? »

Le mystère de l’Esprit de Pentecôte est peut-être d’abord ici. Chacun et chacune entend l’Esprit de Dieu dans sa langue maternelle. Le grec parle même de « dialectos », autrement dit de dialecte, langue parlée par les habitants d’une même région. Ceux-ci ont beaucoup en commun.

La langue maternelle véhicule notre culture. Elle renvoie à nos racines et permet d’évoquer la ville ou le village où l’on a habité ; les coins de forêts où l’on a fait un feu ; un bord de lac ou de mer où l’on s’est promené. La force de l’Esprit de Dieu réside dans le fait qu’il vient nous rencontrer au plus profond de nous-mêmes ; dans ce que, dans notre vie intérieure, nous avons de plus précieux, dans ce qui nous a forgés et modelés.

Le mystère de Pentecôte, c’est que Dieu est venu nous parler dans notre dialecte à chacun. Il nous rejoint au creux de nous-mêmes en épousant nos histoires de vie. Pour le dire dans les mots d’Eliot : le Saint Esprit « ne vient pas casser nos phrases ». Au contraire ! Il nous laisse le temps de trouver au fond de nous le temps d’exprimer avec nos balbutiements avec nos mots une prière prononcés dans les mots de notre langue maternelle spontanée. Il nous donne aussi de trouver les mots ajustés à une vraie rencontre avec notre prochain.

Le souffle du Saint Esprit donne un élan vers les autres pour partager ce qui nous habite. Le Saint Esprit, alors nous fait prendre conscience de l’universel.

« Parthes, Mèdes, Élamites habitants de la Mésopotamie, de la Judée de la Cappadoce… » J’arrête ici. Cette liste est assez hétéroclite puisqu’elle cumule le nom de peuples, de provinces romaines, de régions géographiques, de catégories humaines, qu’elles soient ethniques ou religieuses. Il est de prime abord difficile de trouver une logique dans cette accumulation. Mais on y trouve peut-être une cohérence[1]. Cette énumération disparate est une manière pour Luc (l’auteur du livre des Actes) de montrer le répertoire complet des langues parlées au premier siècle. Cette liste montre un point essentiel : les chrétiens, quelle que soit leur origine, sont liés par ce dénominateur commun qu’est le don de l’Esprit de Dieu à tous. Cette liste de langues parlées souligne le caractère universel de l’Évangile. Les Églises sont présentes sur l’ensemble de la terre habitée, mais cette mention des différent lieux et peuples renvoie a à une réalité plus essentielle encore. Elle relève d’une unité plus forte que toutes les diversités. Cette communion réside dans la reconnaissance des merveilles de Celui qui est proclamé comme le Seigneur. Pour exprimer ce point en raccourci, nous pouvons dire la chose suivante : Si Jésus a institué la Cène, le Saint Esprit constitue l’Église sur l’ensemble de la terre habitée.

L’acte de communication est réussi.En nous donnant une identité sereine et assumée, le Saint Esprit nous dynamise pour aller, de façon renouvelée, vers les autres.

 

IL nous permet de rencontrer la diversité des personnes et des groupes enrichit l’ensemble de l’Église disséminée dans le monde. Pentecôte est donc tout autre chose que le don d’une sorte de langue uniforme mondialisée et dépersonnalisée. Nous sommes vraiment loin du « globish », cette espèce d’anglais minimal utilisé souvent et partout pour donner l’illusion qu’il y aurait une seule langue mondiale.

Mais l’histoire n’est pas terminée. Le récit rebondit une dernière fois :

« Ils étaient tous déconcertés et dans leur perplexité ils se disaient les uns aux autres : « Qu’est-ce que cela veut dire ? D’autres s’esclaffaient : ils sont plein de vin doux[2]. »

Ces derniers versets sont précieux car ils rappellent que le partage de la foi est un risque. Le dialogue chrétien ne va sans méprise et malentendu. Parfois, même le partage de l’Évangile ne va pas sans moquerie[3].

La difficulté de comprendre ce qui se passe à Pentecôte est bien réelle. En particulier, l’origine du phénomène du don de l’Esprit est impossible à exprimer. C’est dire si l’on peut faire nôtre aussi l’interrogation de ceux et celles qui assistent à l’événement : « Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Nous sommes placés devant la question de l’interprétation du récit de la fête de ce dimanche, et de la signification du don de L’Esprit. Pour des raisons pratiques, les versions de nos bibles séparent le récit de la Pentecôte proprement dit du long discours de Pierre. Mais les deux sous-titres séparent trop fortement ce qui devrait rester lié. Le discours de Pierre explicite le rôle de l’Esprit : « Alors s’éleva la voix de Pierre : “Non, ces gens n’ont pas bu comme vous le supposez” » et il va ouvrir son discours sur l’accomplissement de la prophétie de Joël que vous avez entendue ce matin. Puis il commente en explicitant la confession de foi en Jésus Christ crucifié, ressuscité et assis à la droite de Dieu le Père. Le mystère de la Pentecôte renvoie bien au mystère de la trinité.

La situation présente est sans doute inconfortable pour beaucoup. J’aimerais pourtant conclure ainsi : peu importe la distance géographique et physique. Le Saint Esprit ouvre une vraie dynamique de communion entre nous tous et toutes. Les disciples se trouvaient réunis tous ensemble. (…) Des langues de feu (…) se posèrent (…) sur chacun d’eux. Ils furent tous remplis d’Esprit Saint. »

Amen

 

[1] Je renvoie pour un commentaire détaillé à Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1-12), Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire du Nouveau Testament V », 20152, p. 66-81 en particulier p. 77 note 33.

[2] Actes 2, 12-13.

[3] Actes 2, 12.