Mes sœurs, mes frères,
                                      I
Le règne de Dieu est comparable à une graine qui pousse invisiblement ; il est encore semblable à la plus infime des graines. Ces deux paraboles bien connues devraient à tout le moins nous redonner une certaine liberté de pensée et surtout de nouveaux critères d’appréciation par rapport à une forme de dictature exercée continuellement sur nous depuis de nombreuses années. Je veux parler de la manie des sondages et des évaluations chiffrées, qui n’accordent de l’importance qu’à ce qui représente des succès immédiatement visibles. On n’accorde du crédit qu’à ce qui attire les foules, à tout ce qui s’impose par de l’ampleur : croissance fulgurante en entreprise, affluences records lors d’un spectacle, milliers de « likes » accordés à une vidéo ou un tweet posté sur internet, etc….

Assurément, le règne de Dieu n’obéit pas à ces critères. Plutôt comparable à une germination, le règne de Dieu connait des étapes tout à fait invisibles, et en termes d’influences il se présente comme la réalité la plus infime, même si à terme il se révélera d’une ampleur que nous ne pouvons imaginer ou concevoir.

Le règne de Dieu est donc en rupture avec le besoin très marqué de « signes », ces attestations fort réclamées à l’époque de Jésus. Le règne de Dieu tranche tout autant avec notre hantise actuelle à mesurer non seulement le succès, mais la légitimité de toute initiative ou créativité à des résultats quantifiés, à une croissance rapide, à une visibilité immédiate.

Bonne nouvelle donc : ce qui demeure, parfois longtemps, invisible et humble, peut tout à fait être consistant, légitime et parfois essentiel ! La méditation et l’assimilation de l’évangile devraient nous redonner de l’espace, nous affranchir de la pensée unique, et comme l’exprime l’apôtre Paul, fonder solidement une authentique espérance.

                                     II
Parmi nous se trouvent aujourd’hui des sœurs et des frères qui se sont engagés sur un chemin exigeant, humble, et qui représente un véritable défi de confiance, le chemin vers le pardon : un pardon, des pardons que l’on veut donner sur des points précis où certains de nos semblables nous ont profondément blessés. Parmi les obstacles que l’on rencontre sur ce chemin, il y a cette petite voix insistante qui voudrait évaluer notre capacité à pardonner ou quantifier notre désir de pardonner.
Cela peut prendre la forme de deux questions assez paralysantes : « Est-ce que j’arriverai à pardonner ? »
et « Est-ce que j’ai le désir de pardonner ? ». Derrière ces deux questions se déploie en toile de fond la fameuse question de l’authenticité ! Le pardon que je vais accorder sera-t-il sincère, alors que je souffre encore de ce qui m’a blessé ? Et le pardon que je vais accorder sera-t-il donné avec mon cœur, alors que mon désir de pardonner me semble encore si ténu, si fragile ?

Ces questions sont sérieuses, et elles habitent des cœurs qui ont une belle sensibilité. Mais l’adversaire excellera à nous présenter ces questions à sa manière, c’est-à-dire de manière à nous décourager !
Or, la réponse de fond à ces questions sera de se rappeler que le pardon appartient au règne de Dieu. Le pardon n’est pas une œuvre à taille humaine. Le pardon que je peux donner un jour en toute sincérité en tant qu’être humain est un fruit qui germe et éclot dans le terreau de l’alliance : le pardon naît de la rencontre entre l’œuvre du Christ et le oui de sa disciple, de son disciple. C’est parce que Dieu règne que le pardon peut fleurir dans un cœur humain, même très bouleversé.
Les deux paraboles écoutées ce matin nous parlent du règne de Dieu, elles peuvent donc éclairer notamment le pardon, cette expression privilégiée du règne de Dieu. Reprenons nos deux questions : «Le pardon que j’aimerais accorder un jour sera-t-il donné de tout mon cœur, alors que mon désir de pardonner me semble si ténu, et si incertain ? » Ici, la parabole de la graine de moutarde ouvre une perspective. À sa manière elle nous dit :
– Considère d’abord comme une merveille que, si petit soit-il, le désir de pardonner commence à poindre. Reconnaît cela, vraiment. Ton désir de pardonner se présente-t-il aussi petit que la plus petite graine ? Confié au terreau de l’alliance, confié au règne de Dieu dans le présent, cette petite pousse de désir deviendra comme la plus grande des plantes potagères, et comme elle produira des effets dont beaucoup bénéficieront.
Quant à l’autre question : « Est-ce que j’arriverai à pardonner ? ». La parabole de la graine qui pousse hors de notre vue peut t’encourager dans la durée. À sa manière, cette parabole te dit : « Tu as pris le chemin, tu es sorti pour semer cette graine si particulière qu’est le pardon. Tiens-toi proche du semeur en son espérance … ´nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment´. L’œuvre que le Christ a commencé au plus profond de toi, il a la force de la soutenir et la fidélité de la mener jusqu’au bout. »

                                     III
Oui, notre Seigneur, qui nous a donné le jour, ne cesse de nous vouloir vivants (et non pas à demi-vivants) ! Ezéchiel aussi nous rappelle ce matin que notre Dieu est plus grand que tout déterminisme. Pour nous le rappeler, Ezéchiel s’appuie sur une autre image saisissante de la nature : vous savez, ces petites pousses que l’on peut observer à la cime de vieux arbres. Au haut d’un conifère, d’un sapin, d’un cèdre, apparaît tout à coup comme un petit arbre en miniature, dont la jeunesse se signale par une couleur plus claire et plus intense, et dont la vitalité nous surprend.

Ezéchiel nous fait comprendre : qu’il s’agisse d’une dynastie prestigieuse ou d’une dictature indéboulonnable, que l’arbre tordu ou irrégulier représente une histoire de famille compliquée ou un parcours personnel dramatique, douloureux ou chaotique,… face à tout cela notre Dieu demeure souverain, il n’est ni impuissant ni insensible devant ce que nous voyons comme des déterminismes.  « À la cime du grand cèdre, je prendrai une tige ; au sommet de sa ramure, j’en cueillerai une toute jeune, et je la planterai moi-même sur une montagne très élevée… (la montagne très élevée symbolise un lieu de la présence de Dieu, le fait qu’il est présent). Cette pousse replantée portera des rameaux, et produira du fruit, elle deviendra un cèdre magnifique. En dessous d’elle habiteront tous les passereaux et toutes sortes d’oiseaux, à l’ombre de ses branches ils habiteront ». Notre Dieu est maître de la vie, il est le Seigneur des nouveaux départs, il est l’initiateur inlassable de nouveaux commencements.
Rien ne peut empêcher le Seigneur, en son amour, de renverser ce qui paraît définitif, d’apporter un changement radical à ce qui se présente comme scellé : «je renverse l’arbre élevé et relève l’arbre renversé, je fais sécher l’arbre vert et reverdir l’arbre sec. Je suis le Seigneur, j’ai parlé, et je le ferai. »

C’est avec ce Seigneur que nous marchons vers le pardon que nous voulons donner. C’est avec ce Seigneur que nous affrontons les questions les plus délicates et les plus décisives dans nos existences personnelles, communautaires et humanitaires. En chemin avec Dieu nous apprenons que les plus importantes réalisations ont des débuts très modestes, une germination invisible. En chemin avec le Christ nous éprouvons que notre cœur peu à peu se remet à battre, qu’il devient brûlant, qu’une confiance est là tout à coup qui nous étonne, comme une fleur humblement apparue à l’aube.
« Par d’autres et nombreuses paraboles semblables, Jésus nous annonce la Parole, dans la mesure où nous sommes capables de l’entendre. Avec en plus la promesse de nous expliquer en particulier à certaines heures, comme un Ami parle à ses ami-e-s ».

Amen.