LE VIATIQUE NÉCESSAIRE.
Le repas de la Pâque relie ceux qui y participent à l’événement de la sortie d’Égypte. C’est un repas « que nos pères prirent debout, le bâton en main, prêts à partir…1 » Exode 12, 11. Cela représente un climat particulier. Il y a l’immense espérance soulevée par l’annonce d’une libération prochaine, alors que l’on ployait depuis des années sous l’oppression et l’esclavage. Il y a la fébrilité des préparatifs de départ, un mélange de joie, d’espoirs et de craintes. Chacun est sur le qui-vive, l’imprévu et l’inconnu soudent dans une même solidarité tous les membres du peuple. Le dernier repas répond aussi à une nécessité toute concrète : il constitue le viatique indispensable pour tenir bon en chemin, pour assumer la première étape dont personne ne connaît la durée.
La Parole de Jésus, qui commande : « Ceci est mon corps, donné pour vous. Prenez et mangez-en tous ! » retentit dans ce contexte de la libération réalisée par l’exode. Jésus est le Messie, l’Envoyé de Dieu qui incarne et réalise la Parole : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple… j’ai entendu ses cris sous les coups…. Oui, je connais ses souffrances.» Exode 3, 7. Aussi vrai que Moïse a mené le peuple hors d’Égypte, aussi vrai que Dieu a frayé pour son peuple un passage au milieu de la mer, Jésus pratique un passage au travers de la mort pour toute l’humanité. Jésus, en sa Passion, accomplit pour la multitude une libération de toute forme de néant, une sortie de tout anéantissement.
« J’ai désiré d’un vif désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! », dit alors Jésus à ses disciples. Luc 22. 15. Rendons-nous attentifs à ce vif désir dont Jésus nous fait part. Si nous voulons être en communion avec lui, si nous l’aimons, accueillons ce désir. Jésus a hâte de libérer les êtres humains de tout esclavage. Il lui tarde que nous entrions dans l’unité qu’il partage avec le Père.
Désir et angoisse coexistent en Jésus : « Je dois recevoir un baptême, et quelle angoisse est la mienne jusqu’à ce qu’il soit accompli ! » Luc 12, 50.
Lors de ce dernier repas, l’atmosphère devait être lourde. L’un des plus proches de Jésus allait le trahir, et tous se demandaient de qui il parlait ainsi. L’heure était grave et en même temps en Jésus était l’élan de joie propre à la délivrance, l’élan de joie suscité par l’oeuvre du Père. Or, cette œuvre concerne le monde tel que nous le connaissons et le jeu des forces qui nous dépassent.
Il est remarquable qu’à l’heure où Jésus s’apprête à soutenir un combat d’une portée universelle et cosmique, il connaisse aussi le désir de vivre la simple rencontre des présences humaines. Le lien avec ses disciples donne son sens au combat qu’il affronte…
À cette heure-là , Jésus « sachant que le Père a tout mis entre ses mains et qu’il retourne à Dieu comme il est venu de Dieu, se lève de table, dépose ses vêtements et passe une serviette dans sa ceinture ; il verse de l’eau dans une cuvette et commence à laver les pieds des disciples ».
Un dialogue naît de ce geste inconcevable : «Pierre dit à Jésus : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » Jésus lui répond : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi.» Jean 13, 8.
Puis, lorsque Jésus a repris place à table, il poursuit : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. Amen, amen, je vous le dis : un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie. Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites.» Jean 13, 12b-17.
Se pose toujours désormais la question : Acceptons-nous ce Seigneur ? Acceptons-nous qu’il nous entraîne sur cette voie ? « Heureux êtes-vous, si vous le faites », dit Jésus. Voulons-nous faire cette pâque, ce passage vers ce style de vie incarné par le Fils de Dieu ? Ou ferions-nous le choix de dire : « Je ne mange pas de ce pain-là ? ».
Jésus a lavé les pieds de ses disciples pour que l’on puisse dire : « Comme ils sont beaux sur les montagnes, les pas du messager, celui qui annonce la paix, qui porte la bonne nouvelle, qui annonce le salut, et vient dire : « Il règne, ton Dieu ! » Esaïe 52, 7. Jésus a purifié chez ses disciples l’orgueil, le coeur de toute forme de suffisance, pour qu’ils soient trouvés limpides en annonçant l’évangile. Jésus demande à ses disciples de prendre la dernière place, car c’est là qu’ils attesteront par leur élan la Joie du royaume. Jésus demande à chacun des siens de se faire serviteur, en commençant par être serviteur des sœurs et des frères si connus, tout proches, afin que naisse communion mutuelle capable d’attirer un grand nombre vers la force de relations nouvelles….
Le repas de la Pâque, qui rend présent l’événement de la sortie d’Égypte, nous place donc à l’heure d’un départ, au seuil d’une mise en route. Or, ce qui va nourrir les pèlerins de la nouvelle Pâque, c’est l’être même de l’Agneau de Dieu : sa Personne et sa manière d’être au monde.
« Ceci est mon corps, ceci est mon sang » : c’est la présence de tout son être, c’est la réalité de sa Personne à laquelle Jésus nous donne part. Comme il arrive que l’on soit nourri par la présence, les propos et les actes d’une personne, Jésus nous offre de nous nourrir de sa propre vie. Et notamment d’assimiler ce qui le nourrit lui-même : « Pour moi, j’ai de quoi manger : c’est une nourriture que vous ne connaissez pas. » … « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre.» Jean 4, 31-34.
Accueillons-nous l’offre que nous fait Jésus de manger de ce pain-là ? Est-ce que nous adhérons au fait que la vraie nourriture d’une existence humaine est de faire la volonté du Père ? C’est le chemin de la nouvelle Pâque, c’est le déplacement auquel Jésus nous appelle. C’ est le passage qu’il nous ouvre pour nous faire entrer dans une existence de service envers quiconque.
Frères et sœurs, la situation que nous vivons actuellement nous fait reprendre conscience de tout ce que nous devons aux autres.
Ce que je dois aux autres…
En français, cette phrase a deux significations. Il y a ce que je sais avoir reçu des autres. Je leur dois les soins, l’éducation, une formation, d’heureuses découvertes… C’est le versant de la gratitude, toujours première puisque fondamentalement, c’est la vie elle-même que je tiens de ceux qui me l’ont donnée ! Jésus nous éduque ouvertement à la reconnaissance envers tous, envers quiconque. « Celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : il ne perdra pas sa récompense. » Matthieu 10, 42. « Qui n’est pas contre nous est pour nous ». Marc 9, 40.
Par ailleurs, il y a ce que je me dois de donner aux autres, et c’est le versant du service. Au soir du jeudi saint, Jésus enseigne l’un et l’autre : le service dont j’ai été bénéficiaire, et le service que je suis appelé à donner. Mais le second n’est possible que si j’ai pris conscience du premier. C’est dans la reconnaissance pour ce que j’ai reçu que s’enracine le service véritable -et durable- pour autrui.
Selon ce que Jésus dévoile et accomplit, nous découvrons que le service que nous pouvons assumer est toujours précédé du service que Jésus accomplit en notre faveur. Seul l’accueil d’être servi par le Seigneur, l’acceptation d’être d’abord servi par lui, permet aux disciples d’entrer dans un service généreux qui cependant ne s’épuise pas et n’épuise pas.
Mais il y a encore une réalité de plus à recevoir. Une heureuse « stupeur » devrait nous saisir, une stupeur qui établit à jamais toute forme de service dans la reconnaissance . C’est que, à l’horizon de toute mission que nous puissions assumer brille un étonnant retournement : au Jour de l’accomplissement, le Seigneur ressuscité mettra sa Joie à nous servir, il nous accueillera…. en Serviteur
« Heureux ces serviteurs que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. En vérité, je vous le dis : c’est lui qui, la ceinture autour des reins, les fera prendre place à table et passera pour les servir… ». Luc 12, 37.
Ainsi donc, non seulement dans le passé Jésus a pris la place du dernier des serviteurs en lavant les pieds de ses disciples, mais à la fin, il reprendra cette place ! Sa Joie sera encore de servir ceux qu’il a sauvés ! Amen.