Prédication du 15 mai 2025 par John Ebbutt

Prédication du 15 mai 2025 par John Ebbutt

2 Pierre 1, 12-21

Jean 5, 19-30

 

Qu’est-ce que la vie ?

Cette durée qui nous a été accordée sans qu’on n’ait rien demandé !

Ce qui nous a été offert un beau jour comme un projet.

Qu’est-ce que la vie ? Celle qui nous a fait entrer dans le temps, en nous bousculant un peu, nous donnant de regarder plus haut ou juste devant…

Qu’est-ce que la vie, telle qu’elle s’est présentée à nous, avec ses promesses, ses rencontres inattendues, les choix ou les refus, les réussites ou les occasions manquées, les grands rêves et ce qu’il a fallu accepter comme un tout qui nous a été donné ?

Qu’est-ce que la vie, quand la souplesse d’autrefois s’est mise à grincer, quand tout n’est plus aussi aisé ?

Qu’est-ce que la vie aujourd’hui, pour moi, pour vous, dans ce qu’elle contient de connu et puis de mystère, de bien à soi et de ce qui nous échappe aussi, cet insondable si vaste ? Car on le sait :  elle n’est pas un bien que l’on possède une fois pour toute, mais plutôt un vêtement à coudre, patiemment, une construction jamais terminée, un chemin à emprunter. Elle est insaisissable et pourtant, qu’est-ce qu’on y tient à cette vie !

Elle est si précieuse et si fragile à la fois, immense et pourtant en circulation en chacun/e de nous. Infiniment respectable, humaine, mais aussi à l’image de Dieu comme une double origine qui fait de nous des croyants

Qu’est-ce que la vie ?

C’est une grande question pour laquelle on pourrait rassembler toutes sortes de réponses, tant elle ne se résume pas à une idée, qu’elle ne se rétrécit pas à un message, mais qu’elle déborde jusqu’aux frontières du monde entier et que chaque fois que nous nous rencontrons, elle est multipliée !

Oh, il y a bien la vie biologique. Celle qui nous compose d’un peu d’eau, d’azote, de carbone, de sel et de souffre pour une santé de fer, sans oublier un peu de cuivre pour être un bon conducteur ! Un dosage subtil, presque un miracle d’équilibre.

Mais ce n’est pas suffisant pour faire de nous des vivants.

Il y a bien celle que l’on peut raconter, à l’aide d’une généalogie pour dire un héritage qui porte la trace d’un visage, d’un accent ou d’un humour …

Celle des formations et des apprentissages, des expériences et des passages

Celles qui nous définit aux yeux des autres avec une place, unique, une fonction, un rôle, un engagement, des prises de positions, des oui et des non

On pourrait alors parler encore des relations. Ce qui nous lie en espérant qu’il y a un peu de soi déposé chez les uns et les autres et que l’on vit aussi à travers les pensées, les prières qui nous mettent en communion.

Mais qu’est-ce que la vie au gré des approbations, des louanges ou des critiques, de l’affection ou des distances, des deuils et des séparations ?

L’Evangile de Jean, lui, nous propose un autre regard, qui rajoute de la vie à la vie, en mettant dans la bouche de Jésus, cette affirmation étonnante : « celui qui écoute ma parole et croit en moi a la vie éternelle ».

 

C’est une belle expression !

On la retrouve au fil des rencontres comme une révélation particulière qui est faite à Nicodème en sa nuit, à la Samaritaine au bord du puits, devant la foule nourrie du pain de vie et dans plusieurs messages adressés comme celui que nous avons écouté après la guérison du paralysé au bord de la piscine. La vie éternelle annoncée plus de 17 fois dans l’Évangile comme l’irruption d’une nouvelle réalité. ζωή αἰώνιος, deux mots accolés

« Celui qui croit à la vie éternelle »

Ce qui frappe c’est qu’elle se tient là, sans se projeter dans un horizon lointain ou une prolongation sans fin

Mais déjà, elle s’invite comme un présent. Celui écoute et croit, celui qui s’ancre dans le Fils et qui se tourne vers le Père a la vie éternelle.

Dans la brièveté de jours qui se consument, il n’y a non pas une quantité promise, mais une qualité acquise, non pas un sursis, mais une densité, non pas un après, mais un maintenant qui se donne librement, sans tarder.

La vie éternelle qui devient tout au long des paroles de Jésus, nouvelle naissance, source jaillissante, fleuve d’eau vive, pain partagé, nouvelle mobilité qui nous plonge tout entier dans une autre dimension, plus large et plus profonde à la fois.

Elle fait de la vie une traversée, une autre destinée : « celui qui croit en celui qui m’a envoyé a la vie éternelle, il est passé de la mort à la vie »

Nous sommes des ressuscités ! même si notre vie est limitée, nous le savons bien ! Même si nous sommes en prise avec le temps qui file entre nos doigts, il y a en nous, un fondement qui se greffe déjà sur une vie qui nous contient : celle que Dieu nous fait revivre en son Fils.

La vie non pas à garder jalousement, à justifier et à prouver sans cesse (c’est la vie d’avant que nous avons laissée derrière nous), mais celle à recevoir avec gratitude et amoureusement ! Elle abreuve notre âme, elle irrigue notre cœur, elle ravive la foi qui ne regarde plus la vie comme un itinéraire, qui irait d’un commencement à une fin, mais d’une Aurore à un Royaume, d’un premier jour à un éternel présent, d’un Amour à une plénitude, de ce « une fois pour toute » à cet instant…

C’est la foi de Pâques qui nous (r)anime

Mais avec cela, il faut aussi entendre cette autre parole, avec ce lien d’affection si tendre :

« C’est que le Père aime le Fils… »

Quand on aime on se dessaisit, on s’abandonne

Et il n’y a pas loin de croire à aimer…

La vie éternelle c’est l’amour du Dieu vivant qui agit en nous par le Fils en venant dilater le temps, élargir nos présents, ouvrir nos espaces, habiter nos journées dans une dynamique jamais épuisée

Car n’y a pas d’un côté la vie, la petite, l’ordinaire, celle que l’on porte parfois comme un fardeau, celle qui se fane ou se réduit, celle qui fuit, et puis l’autre, la grande, la plus digne d’être vécue, la trop rare, l’éphémère.

Non, le Christ de Jean nous dit que désormais toute la vie peut porter cette saveur d’éternité, qu’elle contient déjà ce qui ne passe pas, quand dans la pleine conscience de soi et des autres, l’amour se dépose en fines paillettes d’or, à l’image de ce sablier (…)

Alors oui, depuis Pâques, nous ne sommes plus dans le temps qui s’échappe, qui s’écoule sans fin, mais déjà dans celui qui grandit, ce qui petit-à-petit nous remplit, car il faut retourner le regard, faire ce geste de renverser, non plus considérer la vie entre un début et une fin, mais par ce foyer incandescent qu’est la Résurrection.

Par cette source qui illumine nos jours, par ce point de départ qui donne un nouvel éclairage quand tout est placé à la lumière d’un Amour qui est entré dans le temps pour le transformer

« Il est pareil à une lampe qui brille dans un lieu obscur, jusqu’à c que le jour paraisse et que l’étoile du matin illumine vos cœurs » nous dit Pierre dans sa lettre. »

Alors tout compte, et même l’infiniment petit, le banal et le simple deviennent parabole, le quotidien une merveille, la graine semée un arbre d’immensité, le levain caché la pâte qui se lève, le hasard un signe adressé, la fraction de seconde, une paillette d’éternité

Alors tout change quand l’éternité vient inscrire nos vies dans une continuité avec le matin de Pâques, car comme on l’avait entendu de Léon XIV, la semaine dernière « l’amour vaincra ». Il n’y a pas d’autre espérance que celle-là.

Oui, le Christ nous le dit : « l’heure vient – et maintenant elle est là, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l’auront entendue vivront. Car comme le Père possède la vie en lui-même, ainsi a été donné au Fils de posséder la vie en lui-même ».

Lors d’une marche de nuit dans le Jura, avec des jeunes du samedi au dimanche des Rameaux de cette année, alors que le soleil se levait sur la campagne, nous avons lu ce texte d’un journaliste du Guatemala, José Caldéron Salazar

    On dit que je suis menacé de mort corporelle. Qui n’est pas « menacé de mort“? Nous le sommes tous, depuis notre naissance. Car naître, c’est déjà mourir un peu. Menacé de mort, et alors ?

Il y a dans cet avertissement une erreur profonde. Ni moi ni personne n’est menacés de mort. Nous sommes menacés de vie, menacés d’espérance, menacés d’amour. Nous nous trompons. Chrétiens, nous ne sommes pas menacés de mort. Nous sommes menacés de résurrection. »

Il y a des menaces qui veulent notre bien !

C’est le Ressuscité qui habite déjà au cœur du temps pour nous entrainer dans la vie attentive qui jamais ne se lasse, mais reste réceptive

Dans la vie ouverte, qui jamais ne se ferme, mais accueille

Dans la vie compatissante, qui jamais ne juge, mais se laisse émouvoir

Dans la vie nouvelle, qui jamais ne se replie, mais s’étonne toujours et encore, d’un tel Amour qui est de toujours, de tous les jours, et … de chaque instant ! (sablier)

Amen

Prédication du 11 mai 2025 par Yves Bourquin

Prédication du 11 mai 2025 par Yves Bourquin

Chères sœurs, chers frères et sœurs en Christ,

Lorsque Jésus se tint devant Pilate, lors de son procès, il dit cette phrase inoubliable : « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. ». Et Pilate de lui répondre, comme on le sait tous : « Qu’est-ce que la vérité ? »

Alors, en ce dimanche du bon berger, j’ai voulu commencer cette méditation en vous posant à vous la question… la fameuse question de Pilate : Qu’est-ce que la vérité ? Et surtout la vérité ultime, implacable, incontestable.

Je ne peux pas répondre pour vous. Mais je peux vous dire comment je m’y suis pris pour répondre à cette question.

Pour moi, la vérité passe d’abord par une acceptation absolue de ma condition, totale et sans détour, ni faux semblant, sans pic d’égo ni crise de rabaissement. Une parole juste sur moi-même.

Je suis une créature, qui est né et qui va mourir. Je suis une créature de Dieu pleine de finitude et tout à la fois empli dans mon cœur d’éternité. Mon imagination est sans limite, mais mon temps et ma possibilité d’agir m’imposent un cadre que je ne peux dépasser. Je dois faire des choix. Je veux le bien et parfois c’est le mal qui se produit. Je ne suis pas parfait, pas toujours aimant, pas toujours de bonne humeur.

Je suis à la fois pétri de peur et à la fois empli d’un courage immense qui me fait dépasser chacune de ses peurs, pour être.

Je suis un individu qui a besoin d’être seul et un homme pris dans une communauté qui me nourrit dans tous les sens du terme.

Il m’est donné de faire de grandes choses, mais leur aboutissement ne dépendra jamais entièrement de moi.

La Vérité, pour moi, commence par ce positionnement juste devant mon Dieu, qui est mon Père, qui est mon berger.

Au-delà de ma personne et donc de l’individualité, la vérité concerne aussi ce que Dieu proclame, par la bouche de Jésus-Christ : Je suis le bon berger : le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis, à la différence du mercenaire qui lorsque vient le danger fuit et sauve sa propre vie.

Je crois que la seule vérité qui compte vraiment, c’est que Dieu a une relation d’amour avec moi, avec nous. Voilà une affirmation bien convenue, mainte fois entendue, un peu galvaudée… Et pourtant.

Une relation d’amour ne va pas à sens unique, quoi que Dieu nous aime même si ce n’est pas réciproque. J’en conviens. Mais je crois que ça ne lui est pas indifférent.

Mais même sans réciprocité, cette proclamation nous met face à un choix. Lorsqu’un amoureux déclare sa flamme à sa bien-aimée ; celle-ci se trouve devant le choix d’y répondre ou non.

La relation d’amour engage.

Elle engage la liberté, la contraint même parfois. Elle engage la confiance. Elle engage la fidélité. La persévérance, l’équilibre sans cesse à ajuster entre soi et l’autre, l’envie, le désir, la recherche, la construction, le pardon, la volonté d’être en présence…

… et ce même dans la mort.

La mort…. J’ai toujours été fasciné par la phrase paradoxale d’Apocalypse 7,14 : Ces gens aux robes blanches viennent de la grande épreuve. Ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’agneau.

Inutile de vous dire à quel point le sang tache. Il est très difficile de blanchir son vêtement avec du sang.

Et pourtant, la grande épreuve, la plus grande dans la vie. C’est de rester fidèle à la vérité.

Ce n’est pas pour rien que le mot martyr (avec ou sans e), signifie en vrai témoignage ou témoin. Le témoignage mène potentiellement à la mort.

Il n’y a pas plus grand amour que de donner sa vie pour ses brebis quand le loup vient, dit Jésus.

La grande épreuve donc, c’est précisément celle que Jésus a connu… et que nous aussi nous pourrions connaître à sa suite.

Jésus est mort pour une seule raison. Il n’a jamais trahi l’amour de son Père. Car comme je vous l’ai dit, pour moi, c’est la plus grande Vérité qui soi.

Il n’a jamais trahi cette vérité. Il n’a jamais trahi l’enseignement qu’il a donné à propos de cette vérité.

Il ne s’est jamais mis sous l’égide d’une autre puissance. Il ne s’est pas soumis aux forces du mensonge. Il est resté parfaitement ajusté dans la relation d’amour qui a été proclamé entre Dieu et lui le jour de son baptême. Il est resté Fils bien-aimé, d’un Père qui aime au-delà de tout.

Et dans cette relation d’amour total et donc d’impossibilité de trahison (car l’amour véritable se montre au fait qu’il ne peut être trahi justement car même si on la tait, les pierres crieront.), Jésus est allé jusqu’à la mort… Cette mort n’aurait pu être évité que si Jésus avait trahi sa promesse de fidélité envers le Père et l’avait renié.

Avec la Vérité, on ne négocie pas. On ne peut pas, comme tentait de faire Pilate, la relativiser. On ne peut pas. Car elle est ! Elle s’impose de facto, car elle est.

Donc, le témoignage de cette vérité d’amour parfois engage notre vie : Devant l’injustice, le mal et l’horreur de la guerre, face aux dictatures, face aux totalitarisme, face à l’intégrisme. Face à toute tentative de dire de Dieu qu’il aime plus les uns que les autres, notre témoignage engage notre vie.

Dieu aime toutes ses brebis et on le sait, lorsqu’une brebis s’égare, il mettra tout en œuvre pour la retrouver. Voilà sa fidélité d’amour, voilà la Vérité.

Ainsi, ces braves gens de l’Apocalypse ont passé la grande épreuve. Ils n’ont pas renié l’amour de Père dans leur témoignage… Et oui, ils en sont morts.

Si Jésus avait évité la croix, il n’y aurait pas eu de Bonne Nouvelle. Cela aurait été le néant.

Mais le texte de Jean lu ce matin proclame encore autre chose : Nul n’a le pouvoir d’arracher quelque chose de la main du Père.

La mort n’arrache rien de la main du Père. C’est bien ce que veut exprimer aussi le passage de l’Apocalypse. La mort fait partie de la Vérité. Elle est là. Elle existe. Elle est dans la création de Dieu. Elle fait partie du cadre nécessaire à la vie, à sa saveur, à son sens. Elle est aussi là par la volonté de Dieu.

Mais la mort ne règne pas. Le loup et son pouvoir de mort ne règne pas.

On ne sait rien de la résurrection, si ce n’est qu’elle est aussi paradoxale qu’une robe blanchie par le sang.

Mais, notre cœur qui cherche sans cesse à approcher la vérité de l’éternité se l’imagine avec des symboles : plus de soif, plus faim, plus d’insolation et un berger qui prend soin de nous et nous amène vers des sources d’eau vives.

L’agneau crucifié est devenu le berger. Comme nous sommes des bergers à chaque fois que nous osons – même au risque de notre vie – rendre témoignage à la Vérité. Des brebis nous suivent…

Chères sœurs, chers frères et sœurs,

Il existe un courage qui donne tout son sens à notre existence.

Ce courage un jour a fait dire à Dostoïevski, dans une lettre à une amie, la phrase suivante:

Si l’on me démontrait que le Christ est en dehors de la vérité, et que la vérité est en dehors du Christ, je préférerais rester avec le Christ plutôt qu’avec la vérité.

Le courage d’affirmer cette vérité continue chaque jour de donner du sens à ma vie… au risque du doute, en dépit de ma finitude et de mon indignité.

Car je ne crois pas de façon aveugle, à des vérités qu’on m’aurait racontées ou imposées.

Je crois simplement à ce qui me donne la force d’être moi-même, à ma juste place dans ce monde… Cette Vérité qui dit que je suis aimé, conduis, voulu, digne de grande choses, parce qu’en dépit de mon indignité, Dieu m’aime inconditionnellement.

Et sans cette foi, finalement, je fais un constat. Sans cette foi, je serais déjà mort de toute façon.

Qu’en est-il pour vous ?

Amen

Homélie du 4 mai 2025 par Marc Balz

Homélie du 4 mai 2025 par Marc Balz

 

Jn 21,1-14,   3e dimanche de Pâques, Pêche miraculeuse

Grandchamp, 4 mai 2025

Deux mondes semblent s’opposer dans notre récit :

la nuit et l’aube

la mer et la terre ferme,

le côté gauche et le côté droit de la barque

le monde d’avant et le monde nouveau

le deuil – ou la perte -, et la joie-

J’aimerais bien prudemment aborder avec vous  deux lectures possibles de ce récit :

  • tout d’abord  ce que vivent disciples (le désarroi, la perte, la peur), et ce qui émane du Christ (la joie, la confiance, et tous les possibles qui sont là)
  • et aussi ce fameux côté gauche de la barque et voir avec vous ce qui se passe du côté droit.

Pour commencer, ce que vivent les disciples et du Christ, que tout semble opposer ici.

Les disciples se retrouvent ensemble après avoir tout perdu lors de la mort en croix de leur Seigneur, leur cœur est en deuil, ils ont perdu : l’épisode de l’apparition du Christ deux semaines de suite, la seconde fois avec Thomas semble oubliée. Une parenthèse de vie heureuse s’est refermée, les voilà de retour dans leur vie d’avant, dans leurs habitudes d’avant, dans leur métier d’avant. Au moins, être ensemble leur permet de ne pas rester seuls dans dans ce qu’ils vivent, et c’est déjà une consolation. Maigre pourtant.

On pourrait dire qu’il sont revenus dans leur zone de confort et de compétences : ils pêchent (ça, ils savent le faire). Comme toujours, sauf qu’avant, ça marchait, et là, malgré leurs effort, ça ne marche plus du tout. Demeurer dans leur zone de confort par peur les conduits à une impasse.

Sur la terre ferme cette fois, le Christ se tient seul, debout et vivant. Il a travaillé dans l’ombre, discrètement : il a pêché peut-être lui-même des poissons et façonné le pain, ramassé le bois, fait le feu et attendu qu’il devienne braise. Tout cela non pas pour lui, mais pour eux. Ayant tout préparé, comme à son habitude, il amorce le dialogue : «vous n’avez pas un peu de poisson ?».

Deux mondes paraissent s’opposer, je l’ai dit :

Le monde de l’habitude et de la perte, du désarroi, peut-être de la peur : ce qui marchait ne marche plus, mais ça occupe, ça distrait, et de toute manière, ils sont dans l’incapacité d’entrevoir d’autres options…

Et le monde de la nouveauté, de la vie où tous les possibles sont là ; le monde de l’aube, de la terre ferme, du feu de braise et de la nourriture partagée.  Pour entrer dans ce monde-là, il faut que les yeux et le coeur s’ouvrent, il faut «changer de niveau de conscience», il faut la rencontre avec le Christ.

La peur (ou le désarroi, la perte) des disciples bloque tout. La peur n’ouvre sur aucune nouveauté, aucun changement de perspective. Parce que la peur est une énergie ou une vibration basse, qui empêche tout renouveau possible. Elle les fait rester dans le manque : une nuit à jeter les filets pour ne rien prendre.

A l’opposé, la joie et la vie du Ressuscité, elle, sont créatives, communicatives. La joie permet aux désirs les plus profonds de se réaliser. La joie est une énergie, une vibration haute, qui ouvre et permet tous les possibles. C’est le physicien Philippe Guillemant qui développe cette idée, très porteuse spirituellement.

La réalité de Pâques se réalise quand la nuit des disciples et l’aube du Christ se rejoignent, quand le dialogue se noue entre eux, quand les habitudes stériles sont rejointes par la créativité du Vivant, quand le deuil des disciples est touché par le Vivant. La réalité de Pâques, c’est ce va-et-vient entre la mer et la terre ferme : Eh les enfants, vous n’avez pas un peu de poisson ? Non ! Jetez les filets de l’autre côté et vous trouverez (là, on n’a pas la réponse des disciples, mais je me suis demandé ce qu’ils ont bien pu penser à ce moment-là…), puis tout d’un coup «C’est le Seigneur» et ça continue :  Pierre s’habille et se jette à l’eau (on aurait pu imaginer le contraire, mais bon…), les disciples reviennent sur la rive, Pierre remonte dans la barque, puis après avoir compté les poissons, ils vont déjeuner : ils savent alors que c’est le Seigneur.

 

Vous voyez tous ces va-et-viens entre ces deux mondes ? La vie circule enfin. Et c’est ce que veut le Christ, rejoindre nos peurs, nos deuils, nos échecs et y insuffler la vie de Pâques afin que tous nos possibles, toutes nos aspirations, puissent se concrétiser.

La seconde lecture que je vous propose se situe sur un plan plus symbolique : elle s’attarde brièvement sur le côté gauche et le côté droit de la barque.

Les disciples jettent leurs filets du côté gauche de la barque, dans la nuit, dans une eau noire où ils ne voient rien. Or, c’est impossible de ne rien prendre en jetant ses filets, impossible de n’attraper aucun poisson car ces eaux (à l’époque) étaient très poissonneuses. Cette impossibilité nous interroge donc.

Il s’agit donc pour les disciples – mais surtout pour nous, Frères et Soeurs – de jeter nos filets du côté droit de nos vies, à la lumière de l’aube (et non plus dans la nuit), à l’invitation du Christ (et non plus tout seuls), et là une grande quantité de poissons vont remonter de nos profondeurs jusqu’à terre ferme. N’est-ce pas là le travail d’une vie entière, puiser dans nos profondeurs, nos ténèbres, nos obscurités, aller voir, faire remonter, accueillir, identifier et nommer ces poissons qui épouvantent parfois. Et il y a du travail, nos eaux intérieures sont tellement poissonneuses ! Mais pas infinies non plus : car après 153, ça s’arrête.

L’Evangile de Pâques nous invite donc, avec le Christ à nos côtés, à nous laisser transformer en regardant tous ces poissons qui remontent. Et vous vous souvenez,  «poisson», ichthus en grec, est l’acronyme de Jésus Christ, fils de Dieu, Sauveur.

Alors bonne pêche, avec le Christ !

Homélie du Lundi de Pâques 2025 par Serge Molla

Homélie du Lundi de Pâques 2025 par Serge Molla

 

Jn 21,1-14    Ap 3,19-22  

Quand bien même nous avons célébré Pâques et la vie plus forte que toute mort, le risque est toujours de retomber dans les ornières d’hier. Tentation forte de se dire que c’était bien beau, mais qu’il faut se remettre à l’ouvrage. Et si les disciples se sont remis à pêcher et ns allons sous peu reprendre nos activités, rentrer chez nous. Nous leur ressemblons tellement ! Les disciples, quelques jours après la résurrection, sont restés ensemble, mais ils ont repris leurs anciennes activités. Ils se sont même évertués toute une nuit à pêcher sans succès. Or voici qu’au matin une voix se fait entendre :  Eh, les enfants, n’avez-vous pas un peu de poisson ?

Pas de suspense pour vous et moi, auditeur ou lecteur de ce récit, nous le savons bien, c’est le Ressuscité qui pose cette question. Mais les disciples, c’est un inconnu qui les interpelle et sait très bien que ces pêcheurs n’ont rien pris. Du coup, la question résonne autrement et rejoint ces hommes, peut-être tout comme nous ce matin. N’avez vs pas quelque chose qui nourrit ?

Voilà que le Ressuscité, avant même d’être reconnu interroge fondamentalement sur ce qui restaure les forces, redonne confiance au pas… N’as-tu pas quelque chose qui te nourrit ? Non ? Alors comment fais-tu ? Le jeûne c’est bien, mais il ne peut qu’être limité. Notre corps le souligne : le manger et le boire lui sont nécessaires. Et les injustices sont telles qu’aujourd’hui encore, des millions de gens meurent en raison de malnutrition ou de la famine, alors que d’autres sont gagnés par l’obésité. Cela n’est que le corps, important certes, mais la question de l’inconnu dépasse le registre du corps pour s’intéresser à ce qui tient un être debout, à ce qui lui permet de résister à ce qui est susceptible de l’atteindre et de le blesser. Et dès l’enfance, chacun·e s’est peu à peu confronté à cette question soulevée par l’entourage, les tribulations, les difficultés, en un mot soulevée par l’existence. Qu’est-ce qui te tient et te maintient debout ? Qu’est-ce qui fait que tu vis, ne vivotes pas seule-ment et ne survis pas simplement ? Or il n’est pas si simple de répondre. Beaucoup n’osent pas avouer à quiconque, Non, je n’ai rien qui me nourrit vraiment. Et s’il est déjà difficile de répon-dre avec franchise à autrui, cela l’est plus encore à soi-même.

C’est comme le comment ça va ? Autrui répond presque toujours, tout comme moi tout va bien, alors que parfois la posture, l’attitude, le ton de l’autre, ses yeux, fenêtre de l’âme, énoncent le contraire, tout comme moi, souvent, alors que j’ai l’impression de ne pas m’en sortir. C’est ainsi que tant d’êtres dénient qu’ils vont mal, que de l’aide leur serait nécessaire, c’est ainsi que tant de x je n’ai aucune envie de montrer où j’en suis, d’avouer ma faiblesse.

Car répondre vraiment, si on ne le fait pas machinalement, cela signifie prendre un risque, commencer à écouter une voix, un interlocuteur, prendre conscience d’une présence. Cela revient à se situer devant cet autre. Et si l’inconnu, c’était Lui ? Lui, le Ressuscité dont parle ce récit. Et si c’était Lui, cela attesterait qu’Il se soucie de moi, de ce qui équi-libre mon existence. Cela voudrait dire qu’il n’interroge pas pour me prendre en défaut et me culpabiliser. Ça, je le reconnais, j’y arrive bien tout seul ! Il interroge pour rendre son interlocuteur capable non seulement de répondre lui-même, mais surtout de lui-même et cela à l’autre, avec minuscule ou majuscule.

Face à cette question, j’oscille souvent entre la fuite et la réponse franche. Répondre non, je n’ai pas quelque chose qui me nourrit, jusqu’à dire oui, je l’a-voue, je suis en manque, c’est difficile, c’est vrai. Articuler de tels mots révèlent ma faiblesse, mais la question qui nous a rejoints était précédée d’un Hé, les enfants, attestant d’une chaleureuse proximité. La question n’était donc pas posée pour mettre mal à l’aise, mais pour susciter un mouvement intérieur. C’était une interrogation pour conduire à un changement, jusqu’à découvrir que ce qui nourrit est lié à la parole d’un autre. Bien sûr, tout comme vous, je connais, ces mots l’homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole… Je les connais, mais les ai-je pris au sérieux, marquent-ils mon existence ? Et si oui, à quelle parole je veux faire confiance ? Voici qu’une question toute simple révèle mon désir profond de ne pas seulement voir assurer mes besoins physiques, primaires, ce dont chacun est capable tout seul, mais cette question souligne le désir d’être nourri de l’essentiel. Or l’inconnu qui me réveille n’attend pas que j’aille vers lui. Sa question est au fond marque d’attachement. C’est pourquoi elle n’invite pas à la déprime, du genre décidément, je ne m’en sors pas, mais elle incite à la réévaluation de mon propre parcours : qu’est-ce qui me nourrit vraiment ?

Eh, les enfants, n’avez-vous pas un peu de poisson ? N’avons-nous pas tout d’abord entendu cette question comme si l’on assistait à une scène bucolique sur le bord d’un rivage, semblable à celui du lac à qqes centaines de mètres cette chapelle. Oui, je l’imagine bien cette scène, au risque d’en rester spectateur, pour ne pas dire voyeur. Or je fais partie de cette équipe confrontée à une pêche infructueuse. Je fais partie de cette communauté humaine appelée à s’en remettre à la parole d’un inconnu qui l’interpelle et l’interroge, avant de l’inviter à manger et qu’elle découvre son identité autour du repas.

Lorsqu’un inconnu vient nourrir mon existence, nul doute qu’il s’agit du Ressuscité, quel que soit son visage. Et si je ne l’ai pas reconnu, l’important, c’est que lui m’a reconnu, et a discerné mon manque.

Sa question en apparence anodine s’insinue en moi, en vous, pour le meilleur, c’est-à-dire la vie. Et me voici, vous voici, nous voici appelés à laisser sa parole prendre le pas sur nos atermoiements, en même temps que nous reconnaissons l’identité de cet inconnu, que ns découvrons à la fraction du pain et du vin partagé qu’il s’agit du Ressuscité. L’ayant reconnu pour notre plus grande joie, nous voici appelés donner priorité à la parole de notre Seigneur qui seul peut donner en abondance ce qui nourrit vraiment. Non pas des biens susceptibles, non pas des idées, mais une parole qui fait vivre, une parole qui ressuscite à chaque instant la vie en chacun·e. Amen     

 

Homélie du Dimanche de Pâques 2025 par Serge Molla

Homélie du Dimanche de Pâques 2025 par Serge Molla

 

Mtt 28,1-10 Col 3,1-14

Le premier jour de la semaine, un ven-dredi malsain aux yeux des hommes, un Vendredi saint aux yeux de Dieu, Marie de Magdala et l’autre Marie (probable-ment la mère de Jacques et Joseph) vien-nent de découvrir le tombeau vide. Crainte et joie les saisissent, lorsque l’évangile ajoute cette surprenante notation Et voici que Jésus vînt à leur rencontre. Cette précision n’a l’air de rien et pourtant elle soulève une ques-tion que souvent l’on ne se pose plus en Eglise, parce qu’on est rassemblé pour un office lorsqu’en entend collective-ment la lecture de ce récit et que l’anor-mal devient normal et ne surprend plus. Pourtant la question qui se pose est la suivante : ce matin-là, d’où vient Jésus ?  Et évidemment, la réponse ne passe pas par la mention d’un lieu.  Il vient bien plutôt d’un non-lieu, de la mort, d’où habituellement on ne vient pas, de la mort d’où on ne revient pas. Et celui qui vient, c’est le Ressuscité ; Jésus vient donc aussi de la vie nouvelle, où person-ne n’est encore allé.

Alors, autant dire qu’elle est abyssale cette petite mention Et voici que Jésus vînt à leur rencontre.

Jésus vient donc d’abord de tout ce qui caractérise l’humain et qui est appelé à trouver un terme. Il vient de tout ce qui est terrestre, limité et en sursis, de tout ce qui marque nos vies, l’inachevé com-me le passager, quelle qu’en soit la du-rée, qu’elle qu’en soit l’intensité. La mort de Jésus a été celle d’un criminel jugé et condamné, tout devait donc s’ar-rêter là, sur une croix. Ce Jésus de Naza-reth a subi un châtiment parce qu’en lui Dieu avait voulu vivre une existence hu-maine. Dieu avait désiré attester de sa proximité. Dieu avait voulu exprimer combien l’humanité comptait à ses yeux. Mais non seulement Dieu en Jésus de Nazareth n’a pas été reçu, mais plus en-core, l’expression offerte de son enga-gement en faveur de l’homme déran-geait. Il fallait donc s’en débarrasser définitivement. La mort se présentait alors comme la solution radicale, car la mort n’est-elle pas celle qui prétend effacer à tout jamais ?

Or voici que Jésus revient d’entre les morts, pour reprendre une expression fréquente dans le Nouveau Testament. Il est revenu du trépas, du tombeau. Dé-sormais par cet homme, tout ce que l’on ne peut avoir que devant soi se trouve derrière lui. Mais il revient non slmt de la mort, mais également de la résurrection d’entre les morts. Et ce témoignage, le Nouveau Testament se borne à attester sans jamais essayer de le décrire, ce qui est décisif. D’ailleurs qu’y aurait-il à décrire ? Dieu n’a ressuscité Jésus ni pour que ns en sachions davantage sur l’au-delà qui intrigue tant, ni pour que soit satisfaite quelque curiosité. Ainsi est-ce dans l’homme visible, audible et tangible, dans cet homme Jésus revenu d’un non-lieu que 2 femmes, puis les disciples vont découvrir que leur maître, jugé, condamné et mis à mort, l’ami abaissé de façon incompréhensible se voit élevé de même manière, tout aussi incompréhensible.

L’au-delà qui fait signe dans la résurrec-tion de Jésus ne désigne pas un monde inconnu, un imaginaire de paradis, ni même une éternité immobile calquée sur l’image inversée de l’écoulement du temps. L’au-delà d’où vient Jésus est sans représentation. Cet au-delà ne relève donc pas d’un savoir. Une fois encore, le savoir s’efface au défi ou plutôt au profit d’une confiance. En ce sens, la résurrection est un accueil et non pas 1 récompense. On ne peut pas la représenter. Et même les icônes de la résurrection ne sont jamais des peintu-res descriptives, mais toujours des fenê-tres ouvrant sur l’intérieur, faisant naître au plus secret, au plus intime, là où Dieu veut se faire présent.

Ainsi, la mention Et voici que Jésus vînt à leur rencontre ne décrit rien que l’on pourrait soupeser et analyser et pour-tant tout se modifie et est appelé à changer. Le mouvement des corps tra-duit le mouvement intérieur. Les 2 Marie, venues pour prendre soin du corps du défunt passent suite à cette rencontre incroyable, elles passent, d’un instant à l’autre, à un tout autre mouve-ment. Tout à coup ce n’est plus leur vo-lonté qui guide leur action, mais celle de Jésus venu à leur rencontre. De suite, elles vont aller annoncer aux frères l’in-croyable et les enjoindre de se rendre en Galilée.

Quant à nous, nous pourrions en rester là, et demeurer comme les voyeurs d’une scène. Or l’évangile n’invite jamais à cela, bien au contraire.

Si ns n’accompagnons donc pas ces fem-mes, c’est que le Ressuscité vient aussi à notre rencontre, pour retourner égale-ment notre mouvement intérieur si sou-vent suscité par nous-même. Or si vous découvrez qu’il vient à votre rencontre, si je perçois cela, votre volonté, ma vo-lonté vont laisser place à la sienne.  Non pas pour un instant ou juste aujourd’hui, mais pour la suite de l’existence. Et nul doute qu’il va nous envoyer vers des frè-res et des sœurs pour partager l’incroya-ble. Et qui sont-ils/elles, sinon ttes ces femmes, tous ces hommes qui croisent notre chemin, qui ne partagent peut-être pas nos convictions, mais qui aspirent tt comme chacun·e d’entre nous à une vie forte.

Certes nos limites ne vont pas s’estom-per, mais le centre s’est déplacé irrémé-diablement. Quelle que soit ma force, ma faiblesse voire mon handicap, ma facilité à partager ou ma difficulté à témoigner. Le Ressuscité m’envoie moins pour que je parle de lui que pour que le mouvement qui me porte expri-me et atteste que c’est Lui qui désormais m’ouvre aux autres comme à moi-mê-me.  Le désir d’accomplir ma volonté devrait baisser en intensité au profit de la sienne. Non pas ma volonté mais la tienne.  Cette rencontre dont aucun·e n’a l’initiative, elle fait tout basculer.

Rien ne dépend plus de moi. Même la mort même perd de sa force. D’ailleurs, elle n’en a que tant que je lui privilégie mon regard et surtout mon regard intérieur. Il vient à votre rencontre. Cela change tout, car la surprise et la joie vous étreignent. Et celles-ci ne sont pas près de vous quitter. Il vient à notre rencontre pour notre plus grande joie. Car personne d’autre que lui, rappelle le poète, ne peut faire de chaque être humain qu’il rencontre une sorte de commencement.et la joie qui nous étreint est imprenable, car il n’y a que lui pour venir ainsi à notre rencontre et allumer l’éternité à tout bout de champ, petit et grand champ. Oui, soyez-en sûres, mes sœurs en Christ… Non, n’en doutez pas, mes frères en Christ : Il n’y a que lui pour printaniser nos heures. Amen

 

Homélie du Jeudi Saint 2025 par Serge Molla

Homélie du Jeudi Saint 2025 par Serge Molla

eLc 22,14-20              Ex 12,1-14

J’ai tellement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. Voici l’un des rares passages où Jésus parle de lui-même, et l’expression est forte puisqu’on pourrait dire littéralement j’ai désiré d’un désir.  C’est un moment-clé. Nous ne sommes pas encore au Mont des Oliviers où Jésus prie que si les nuages qui s’amoncellent pouvaient se dissiper, si son chemin pouvait ne pas entraîner sa mort… L’angoisse n’est pas encore au rendez-vous. Ce n’est pas encore Lui qui est au centre, si je puis dire, mais les siens, vous et moi aujourd’hui, les siens dont il veut prendre soin et les placer en situation où plus jamais ils ne seront seuls, abandonnés. Plus jamais.

S’il prend du pain, c’est bien sûr en écho au Seder, le repas de la fête juive de la Pâque. Mais ce soir-là il fait plus que célébrer le rite où l’on commémore la libération de l’esclavage et la sortie d’Egypte. Il réinterprète le geste traditionnel en liant le pain à sa personne et à sa mort imminente : Cette Pâque, jamais plus je ne la mangerai jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu. C’est dire qu’il charge d’un sens nouveau le pain préparé pour le rite.  En le rompant, il instaure une relation nouvelle, car cette rupture du pain permet le partage. Ce pain, comme rompu par le supplice et la mort toute proche, ne vient pas du tout diviser. Au contraire, sa fraction transfigure la division. Ce soir-là Jésus relie ses disciples séparés, et d’abord séparés de lui par leur compréhension limitée pour ne pas dire leurs incompréhensions. Et ce qui est vrai des disciples est tout aussi vrai de nous, quand bien même, nous répondons à l’injonction de Jésus de faire mémoire de ce repas pascal auquel il a donné un sens tout particulier en le liant à sa personne. Est-ce que je ne ressemble pas à ce disciple qui se tait en écoutant son maître ? A ce disciple qui ne comprend pas bien le sens de ses paroles ? Pourquoi parle-t-il de mort et d’un Royaume qui m’échappe ? Ne sommes-nous pas nous aussi parmi les 12 qui font ce qu’il leur demande, mais sans vraiment saisir l’enjeu de cette Pâ-que ? Ne faut-il pas parfois beaucoup de temps pour que des paroles fortes, et peut-être plus encore des gestes forts, descendent au plus profond de nous et génèrent ou plutôt fassent mûrir du sens à la manière de graines déposées en nous ? Or voici que le pain rompu se met à nous relier de nouvelle façon.

Ce soir, après avoir partagé l’agneau et les herbes amères, écho du repas pascal juif, du pain et du vin sont déposés sur la ta-ble. Et ces éléments eux aussi parlent. Ils sont un aide-mémoire qui n’est pas un simple rappel intellectuel, mental. Cet aide-mémoire passe par le corps, il ne peut s’accomplir que par le corps. Rappel d’un corps mis à mort, avec tout ce que cela sous-entend en termes de violence et de meurtre, d’effacement de dignité et de visage. Rappel d’un corps dont on se débarrasse en pensant mettre fin à certains troubles. Rappel de tant de corps aujourd’hui encore ainsi broyés et éradiqués dans la bande Gaza, en Cisjordanie, au Soudan de la République du Congo, en Ukraine…, comme s’il était possible d’effacer des existences comme l’on gomme un trait de crayon.  Eléments aide-mémoire non seulement de ce Jésus qui va mourir, mais de ces tous ces visages d’hommes, de femmes et d’enfants rompus par la violence, la vengeance, le viol et l’horreur dont leurs frères et sœurs en humanité sont capables. Aide-mémoire offert par Dieu qui se souvient de chacun·e, sans prix et à la valeur unique, qd bien même les actualités qui ns submergent semblent affirmer que certaines vies valent + que d’autres au point que certains ne méritent pas de vivre.

Cependant, le pain rompu et le vin raisin broyé font bien plus encore qu’exprimer la solidarité divine. Si ce n’était que cela, ce ne serait – ce qui compte déjà beau-coup – qu’ajouter les larmes de Dieu aux nôtres. Mais il y a bien plus encore puis-que ce pain et ce vin sont aussi des signes annonciateurs qui ne projettent plus en arrière vers la mort de Jésus, ni vers la mort qui engloutit tant d’êtres dans la guerre.

Ce pain et ce vin à portée sont une annonce, c’est-à-dire qu’ils représentent du nouveau. Avec les expressions de venue du Royaume, de nouvelle alliance scellée en son sang, Jésus ouvre un demain qui écarte toute connaissance et tout calcul. Il délaisse le travail, le savoir, l’analyse qui décomposent les éléments pour ensuite mieux les relier, aboutir à un savoir et servir un désir de puissance.

Voici que ces pain et vin qui évoquent à nos yeux une histoire de mort, voici qu’en même temps, au-delà de leur matérialité, ils ouvrent sur la vie et la confiance. Alors, si devant ces pain et vin, je pense à la mort de Jésus et à celle qui engloutit au-jourd’hui tant d’êtres humains, en même temps je ne réfléchis pas à la vie offerte, je risque la confiance. Le mouvement in-térieur est tout autre. Il n’est plus seule-ment mental. Il ne se fonde pas sur une histoire, une interprétation, une analyse. Le mouvement de confiance ne dissèque ni ne décompose les éléments, car en elle tout est lié : le sensoriel, l’affectif et le mental ne font qu’un.

Et si le but de la connaissance est le savoir, le but de la confiance est tout autre, car il pointe vers le don de soi dans l’amour. La différence est fondamentale. Ce qui les distingue c’est un enjeu de vie. La confiance exprime un oui inconditionnel à cela qu’elle ne connaît pas, mais que d’avance elle aime.

Et c’est un tel oui que mon corps et tout mon être expriment lorsque je reçois un morceau de pain et une gorgée de vin. Je n’acquiesce pas intellectuellement à une idée. Je prends le risque de confier mon parcours à un Autre qui veut me nourrir, c’est-à-dire restaurer mes forces, non pour que tout aille bien, sans souci ni pro-blème, mais pour tout revête du sens et que ne se dilue pas le goût de la vie reçue.

Ce soir, la mort de Jésus habite tout particulièrement nos mémoires et pourtant la vie s’invite au cœur des textes réentendus et des gestes répétés. La vie s’invite pour que demain et chaque jour, malgré la mort qui rôde, malgré tous les discours qui ferment l’avenir, malgré les bruits de guerre, malgré l’éco-anxiété qui menace, la confiance soit plus forte et donne à chacun·e de ne pas perdre pied, envers et contre tout.

En recevant pain et vin, je témoigne de mon désir de risquer la vie à la suite du Christ, de me jeter à corps perdu dans la confiance, de la vie offerte, de Sa vie offerte.

Amen