Bénédiction de Sœur Anne-Emmanuelle, méditation de frère Alois

Bénédiction de Sœur Anne-Emmanuelle, méditation de frère Alois

Grandchamp 18 septembre 2016

Quelles belles lectures nous venons d’entendre ! Je suppose, chère sœur Anne-Emmanuelle, que vous les avez choisies non seulement pour la méditation de ce jour, mais aussi parce que vous souhaitez les mettre en exergue de votre ministère. Alors laissons-les résonner en nous.

Vous êtes désormais servante de la communion parmi vos sœurs, non pas à la tête mais au cœur de la communauté. La communion, c’est un mot-clé à Grandchamp, comme aussi à Taizé. Il s’agit d’une communion qui se déploie en de multiples dimensions. Aujourd’hui j’en mentionne quatre.

A la source, il y a la communion personnelle avec Dieu, avec le Christ. Dans l’Évangile de Jean, Jésus en parle avec des mots que nous n’aurons jamais fini de méditer : « Demeurez dans mon amour ! » Le Dieu d’amour nous offre de vivre dans une toute simple communion avec lui, nous en lui et lui en nous, communion nourrie et renouvelée par la parole et par l’eucharistie. Là est le centre même de la vocation des sœurs de Grandchamp.

Demeurer dans son amour suppose de persévérer dans une attente contemplative. Être là, gratuitement. Dans le silence, telle parole de la Bible peut grandir en nous. Dans de longs silences où apparemment rien ne se passe, Dieu est à l’œuvre, sans que nous sachions comment. La Vierge Marie est l’image d’une attente silencieuse mais ardente de Dieu. Depuis toujours, elle était aimée de Dieu et préparée pour ce qu’il allait lui demander. Et pourtant aucun de ses voisins ne pouvait deviner le mystère que Marie de Nazareth portait. C’est vrai aussi de chacune d’entre vous, chères sœurs. Les plus grands mystères ne se passent-ils pas dans un profond silence ?

L’existence que vous menez à Grandchamp montre que la vie contemplative ne va pas sans une certaine ascèse. Une ascèse qui ne vise pas d’abord un perfectionnement personnel, mais rend plus aptes à la communion avec les autres. C’est un chemin qui conduit vers un dépouillement : dépouillement de sa volonté, de son attachement aux biens matériels, et peut-être même de sa propre spiritualité. « Heureux les pauvres », dit Jésus. Mais il est impossible de parler d’ascèse sans parler de louange, cette louange qui vous réunit plusieurs fois par jour. Elle peut être parfois une louange balbutiante mais elle monte du plus profond de l’être. Comme dit l’apôtre Paul, « chantez à Dieu, dans vos cœurs, votre reconnaissance, par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés par l’Esprit. »

La communion avec Dieu se développe dans une deuxième dimension : la communion fraternelle fondée sur l’amour réciproque. C’est une priorité. Sans elle, une communauté pourrait accomplir des œuvres magnifiques, le signe de Dieu resterait voilé.

Votre service de prieure, chère sœur Anne-Emmanuelle, ce sera de susciter l’unité dans la communauté, de réveiller toujours à nouveau l’amour fraternel. Jésus dit que l’amour fraternel est un reflet de l’amour de Dieu : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés… Vous êtes mes amis… Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.» Dans l’amour mutuel de ceux et de celles qui suivent le Christ, l’amour réciproque de la Trinité est présent sur la terre. L’apôtre Paul décrit cet amour de manière très concrète : « Revêtez des sentiments de compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience. Supportez-vous les uns les autres, et si l’un a un grief contre l’autre, pardonnez-vous mutuellement.» C’est dans les attentions de chaque instant que la fraternité est vécue, c’est dans la vie quotidienne qu’elle rencontre aussi des résistances redoutables. Dans une communauté, comme dans une famille, on ne choisit pas ses frères ou ses sœurs. La communauté est un lieu où nous devons travailler aux dépassements de nos résistances. Si celles-ci ne peuvent pas être surmontées dans une communauté, comment le seront-elles à une échelle plus vaste ?

Vous vous demandez, sœur Anne-Emmanuelle, de quelle manière susciter toujours cet amour réciproque. Lorsque, voici très longtemps, frère Roger m’a demandé de me préparer à assumer après lui la responsabilité de notre communauté, il ne m’a pas donné de directives, il ne m’a pas dit comment je devrais exercer cette charge. Je ne vais pas non plus vous donner des conseils. Mais frère Roger a laissé ces mots dans la Règle de Taizé : « Pour le prieur, comme pour ses frères, le discernement, l’esprit de miséricorde, une inépuisable bonté de cœur, sont des dons irremplaçables. » Il est une prière que je prononce alors volontiers : « Que ton souffle de bonté me conduise ». Suspendue à ce souffle, vous pourrez avancer.

La troisième dimension de la communion, c’est qu’elle peut devenir missionnaire. Plus encore qu’aux personnes prises individuellement, beaucoup sont attentifs au témoignage d’une communauté. Frère Roger parlait de « parabole de la communauté ». Une parabole, c’est un récit simple, mais qui renvoie à une réalité d’un autre ordre. Toute vie consacrée à Dieu et au service des autres peut devenir parabole. Dans un monde où beaucoup cheminent comme si Dieu n’existait pas, le fait que des hommes, ou des femmes, ou des couples, s’engagent pour toujours à la suite du Christ pose question. Si le Christ n’était pas ressuscité, ces hommes ou ces femmes ou ces couples ne vivraient pas ainsi. Leur vie constitue un signe du Christ mystérieusement présent dans le monde.

De manière plus spécifique, votre communauté de Grandchamp, notre communauté de Taizé, voudraient être de petites paraboles de l’unité des chrétiens. En outre, en accueillant des membres d’origines de plus en plus diverses, nos communautés souhaiteraient que l’harmonie de la vie commune soit un signe de communion aussi entre différents visages de la famille humaine. C’est un chemin difficile où il importe de ne pas se laisser paralyser. Ne pas avoir peur de l’autre, ne pas juger, ne pas se sentir jugé, ne pas interpréter les choses de manière négative. Et surtout ne jamais refuser sa communion fraternelle. Cela nous renvoie au Christ : lui seul peut unir vraiment tout.

Une dernière dimension à laquelle votre communauté est tellement sensible, c’est l’élargissement de la communion à tous les humains et en particulier aux plus pauvres. Ce n’est pas pour rien que, en cette veille du jeûne fédéral, vous avez choisi ce texte d’Ésaïe : « Le jeûne que je préfère, dit Dieu, n’est-ce pas de partager ton pain avec l’affamé ? » L’espérance du Christ que nous puisons dans la prière, comment la partager avec d’autres face à la grande pauvreté, aux injustices, aux menaces de conflits ? Quand nous prenons conscience de l’amitié que Dieu a pour chacun et chacune de nous, nous découvrons un nouveau courage pour élargir notre amitié à tous ceux qui nous sont confiés et en particulier aux  personnes les plus vulnérables.

La miséricorde et la compassion ne sont pas seulement des sentiments, nous avons besoin de courage pour aller vers les autres, dépasser des frontières, des déchirements, nous approcher des situations de détresse que nous rencontrons. Nous avons aussi besoin d’imagination pour découvrir des gestes tout simples d’accueil et de présence parmi les exclus, les plus pauvres. C’est alors, dit encore Ésaïe, que « ta lumière se lèvera dans les ténèbres. »

Chère sœur Anne-Emmanuelle, au moment où vous commencez le ministère de communion qui vous a été confié, vous vous rappelez ces mots du Christ : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisie pour que vous portiez du fruit. » Fondé sur cette promesse, je voudrais conclure en vous adressant une parole de confiance. Je vous ai rencontrée pour la première fois au Brésil, voici des années, au moment de l’assemblée générale du conseil œcuménique des Églises. Alors j’avais vu déjà que le souci de l’unité, de la communion, vous habitait profondément. Ce don déposé en vous portera beaucoup de fruits.

Chère Sœur Pierrette, pendant 17 ans, vous avez animé la communauté de Grandchamp. Quand vous avez commencé, c’était impressionnant pour vous de prendre votre place dans cette lignée de femmes qui ont été, chacune à sa manière, exceptionnelles, Mère Geneviève, Mère Marie, Sœur Minke. Aujourd’hui, ce qui l’emporte dans le cœur de tous, c’est la gratitude à votre égard, pour la manière dont vous avez exercer votre ministère. Chacun, chacune vous exprimera sa gratitude particulière. La mienne, c’est que vous m’avez aidé à comprendre combien il était important de renforcer les liens entre nos deux communautés. Nous les frères, nous l’avons exprimé en venant tous passer quelques heures ici à Grandchamp après notre rencontre européenne de Genève. Cette proximité approfondie et renouvelée continuera. Nous allons tous de commencement en commencement. Chère sœur Pierrette, vous avez devant vous un commencement, une nouvelle étape de votre ministère. Puis-je me permettre de vous suggérer : Venez à la rencontre européenne de Riga, et, dans les prochaines années, venez passer des périodes à Taizé. Votre don d’écoute sera précieux pour beaucoup.

Chères sœurs de Grandchamp, il reste un mot de Jésus dans l’Évangile de Jean que je n’ai pas commenté : « Que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. » Oui, que la joie du Christ continue à traverser votre belle communauté. Poursuivez dans la joie, la simplicité, la miséricorde, selon l’Évangile. Et n’ayez jamais crainte de devancer l’aurore pour louer et chanter, et bénir le Christ notre Seigneur.