Homélie par le pasteur Jean-Philippe Calame pour lundi de Pâques 2021

Homélie par le pasteur Jean-Philippe Calame pour lundi de Pâques 2021

« CONVERSER AVEC JÉSUS LE SEIGNEUR RESSUSCITÉ »

1

« Père très saint, tu es trop grand pour que nous puissions te connaître.
Cependant, selon ton amour, tu es connu
grâce à Celui par qui tu as créé toutes choses,
ton Fils, dont parlent les Écritures,
ton Fils, trésor caché dans le champ de ce monde. »

Cette très belle prière eucharistique que nous dirons tout à l’heure reprend le cœur de la théologie de saint Irénée. Elle commence par rappeler la seule expérience authentique que nous puissions faire de Dieu : à savoir que Dieu est amour. Non l’amour tel que nous pouvons parfois le réduire à l’affection et aux sentiments -certes essentiels- mais l’amour qui nous bouleverse et nous enseigne à grandir, l’amour… de Dieu, trop vaste pour que nous puissions le contenir dans les limites de notre pensée ou de notre expérience. 

Les paroles des Pères de l’église se correspondent et se répondent. Au début de cette retraite Maxime le Confesseur disait : « Celui, celle qui est initié-e / introduit-e à la signification cachée de la résurrection connaît le but pour lequel Dieu dès le commencement créa tout ».
Ce matin saint Irénée chante la Présence du Fils Éternel, trésor caché dans le champ du monde.
Le but pour lequel Dieu dès le commencement créa tout, saint Irénée le résume en ces mots bouleversants : « Dieu veut converser avec le genre humain ! ». 

Ainsi les Écritures saintes ne s’adressent pas à notre intelligence seulement ; elles peuvent agir pour nous à la manière d’une lettre qui nous est adressée par un Ami. Les Évangiles visent à nourrir une relation vivante entre nous et Jésus Ressuscité.
C’est « dans le champ du monde », dans l’aujourd’hui de l’existence encore soumise aux conditions « avant-dernières » qui précèdent la vie sans fin, c’est dans notre quotidien déjà, que la relation avec le Ressuscité a une dimension concrète.

2

Saint Irénée nous partage sa découverte. Le Fils, dit-il, « s’est fait homme pour converser avec le genre humain. » Quel bonheur d’envisager l’Alliance sur le registre de l’amitié et selon les lois d’une conversation !

« Converser avec le genre humain » : c’est une expression que j’affectionne particulièrement. Envisager l’alliance avec le Seigneur comme une conversation ! Cela donne une idée de la simplicité avec laquelle Jésus veut nous être présent et nous permettre de vivre proches de lui. Converser avec le Seigneur…, retrouver la confiance et le naturel qui habitent la relation entre le Père Créateur et le premier couple humain qui pouvaient « entendre la voix du Seigneur Dieu lorsqu’il se promenait dans le jardin à la brise du jour ».

Voilà quelle relation Jésus a rétablie. Tout comme le Créateur se promenait à la brise du jour, le Ressuscité nous est proche et entame avec nous la conversation dans le souffle de l’Esprit.
Conversation veut dire proximité et attention ouvrant à la compréhension réciproque ; conversation veut dire temps accordé, durée suffisante pour laisser se créer un espace permettant de s’écouter mutuellement, d’accueillir et assimiler ce qui est échangé ; converser évoque un climat et les conditions favorisant la naissance d’une liberté de s’exprimer.
Converser évoque un dialogue qui n’est pas sous pression, mais qui inclut la durée et la patience indispensables à l’écoute bienveillante, à la nutrition du coeur et à sa transformation.

3

Dès les premières lueurs du matin de Pâques, nous chantons Alleluia !, nous répétons avec ferveur et force l’acclamation : Christ est ressuscité ! Il est vraiment ressuscité ! Parfois même nous dansons ! Cela est bon et cela est juste, car c’est le cœur de la Bonne nouvelle et il est bon de la proclamer ensemble. Mais il est tout aussi vrai que du temps, parfois beaucoup de temps est nécessaire pour que la Joie de la Résurrection imprègne notre être et nos journées.

Jésus le sait et, pour nous permettre d’accueillir la re-création qu’il inaugure, il nous confie à l’Esprit. Jésus Ressuscité transmet, souffle, l’Esprit envoyé par le Père : nouvelle Genèse ! Le don de l’Esprit est la manière, pour Jésus, de réaliser sa promesse d’être avec nous tous les jours, jusqu’à la fin.
Ce sera l’oeuvre de l’Esprit de nous conduire toujours à nouveau vers le cadeau actuel et primordial de l’alliance : une conversation avec Jésus Ressuscité. 

Dans une conversation, les temps de silence font partie du dialogue ; le bonheur comme la douleur le plus souvent dépassent les mots, et c’est alors dans l’échange des présences, en restant simplement là, l’un pour l’autre, l’un avec l’autre que se vit l’échange, l’amitié.

La conversation et la rencontre avec un Ami ne dépendent pas prioritairement de nos états d’âme au moment où la rencontre commence. Une conversation entre amis n’est pas toujours abondance de paroles. Un désir balbutié, un désarroi ou une attente, exprimés par un regard dans la simple confiance, sont aussi un langage éloquent.

« Que sera le monde d’après ?… », le monde d’après cette semaine sainte, le monde après les soubresauts de toute épreuve ? Il se prépare maintenant, avec le don du Souffle, le don de l’Esprit saint qui éclaire la Parole, qui nous engendre à nouveau et soutient tout nouveau départ.
Avec Lui, nous pouvons accepter d’entrer dans un commencement chaque fois que l’exigent les circonstances et la fidélité à la vie.

Oh ! si chaque jour, à l’instant où nous ouvrons les yeux, juste avant que s’ouvrent nos paupières, se présentait en premier le souvenir de la Bonne nouvelle : « Jésus est ressuscité, Il est vraiment ressuscité ! ». La re-création dont il est le maître affleure à notre existence et l’accompagne.

Jésus a assumé le fait que sur la terre, il n’y avait aucun endroit de repos pour lui ; même sur la croix, sa tête n’avait où s’appuyer, en sorte qu’il a baissé la tête. Il n’y avait que le vide, aucun appui.
Dans cette absence totale, il a fait briller l’offrande du tout de sa personne, de sa vie, de sa compassion, de son pardon.
Il n’est aucune situation, désormais, qui puisse empêcher la re-création dont il est le maître d’affleurer notre existence et d’inspirer la vie humaine.

Jésus a accompli l’espérance de Dieu qui était de reposer dans l’être humain, doué de sagesse et appelé au partage d’un amour, d’une communion. Relisant la genèse, saint Ambroise peut dire :
La création du monde est totalement terminée quand l’homme est là, qui porte en lui le pouvoir sur tous les êtres vivants, qui récapitule dans son corps l’univers et reflète la beauté de toute la création.
Trouvons donc le repos comme Dieu « se reposa, après tout l’ouvrage qu’il avait fait » Gn 2,2). Il reposa à l’intérieur de l’homme, dans son esprit et dans sa volonté ; car il avait créé l’homme doté de la raison et fait selon son image, un être qui cherche ce qui est bon, tendu vers les dons gratuits de l’amour de Dieu. [1]

[1] AMBROISE, Hexameron, 6,75 in Alfons HEILMANN UN Heinrich KRAFT, Texte der Kirchenväter I, Kösel Verlag, München, 1963, p. 269, trad. Taizé. Cité dans Soyons l’âme du monde. Textes des chrétiens des premiers siècles, Taizé, Les Presses de Taizé, 1996, p. 102.

Homélie par le pasteur Jean-Philippe Calame pour l’aube de Pâques 2021

Homélie par le pasteur Jean-Philippe Calame pour l’aube de Pâques 2021

Mes soeurs, mes frères, nos chants de ce matin ne veulent pas couvrir, mais plutôt accompagner une question répétée pratiquement chaque jour par un grand nombre : « Que sera le monde d’après ?… », en référence évidemment à la crise importante de la pandémie – et cela vaut pour tant d’autres souffrances dans le monde.

Et si nous envisagions cette question dans un cadre plus vaste ? En commençant d’abord par la question de ce matin : « Comment se présente le monde d’après la crise assumée par Jésus en sa Pâque ? »

Ce monde d’après la crucifixion confirme et restaure une réalité attestée par les nombreux textes bibliques que nous venons d’écouter ! Ces textes, font entendre une déclaration d’amour et de dignité au sujet de chaque être humain, disant que tous nous avons été créés à l’image de Dieu.
Cette qualification : « créatures à l’image de Dieu » anoblit chaque femme, chaque homme, chaque enfant, et l’accompagne, l’entoure, comme une lumière dans la nuit. Où voyons-nous cette dignité lumineuse ?
Elle a brillé dans l’humanité de Jésus le Fils éternel. Sa bonté a fait briller devant nos yeux le visage même de Dieu. La bonté de Jésus nous a fait découvrir l’intention de Dieu ; d’une manière certaine il nous a fait voir son visage aimant.
En même temps, c’est l’image parfaite de l’être humain que Jésus nous a donnée par l’ensemble de sa vie terrestre. Il a été l’être véritablement humain, l’humain dont Dieu avait l’image lorsqu’il a créé l’univers. 

En ce moment même, et en ces jours de Pâques où progressivement vont être accueillis les signes et les annonces que Jésus est ressuscité, en cette aube où toute ombre est repoussée, un cri de JOIE, un cri de délivrance retentit : « Humains, Imitez le Christ ! Revêtez sa manière d’être ! Appliquez-vous à lui ressembler ! ». Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

Cela veut dire que l’annonce de la Résurrection n’est pas une bonne nouvelle seulement pour le futur. La Résurrection du Christ n’est pas une belle perspective qu’il nous faudrait en quelque sorte mettre en réserve pour l’avenir. La Résurrection de Jésus ne se limite pas à l’annonce qu’il y a un au-delà à notre vie terrestre.

Non ! La résurrection de Jésus illumine et impacte l’aujourd’hui de notre vie terrestre. Les évangiles ont une façon particulière de souligner cela. Ils insistent sur le fait que Jésus, lors de certaines de ses apparitions, a mangé avec ses disciples ou devant eux.
Ainsi nous apprenons que la corporéité propre à l’humanité de Jésus n’a pas disparu du fait de sa résurrection. Ce que Jésus a en commun avec notre condition humaine ne disparaît pas, mais connait, dans la résurrection, une nouvelle forme d’existence.
C’est donc le tout de l’être humain, corps, cœur, esprit, qui est concerné par la victoire de Jésus. Cette victoire de la vie, remportée par Jésus, concerne l’être que nous construisons actuellement, dans le présent de notre parcours. La vraie humanité, la manière d’être qui a brillé dans la personne de Jésus, nous réoriente et doit imprégner ce que nous exprimons tout au long de notre existence par les attitudes de notre corps, par les richesses de notre cœur, par la sagesse de notre esprit.
Oui, ce que nous vivons maintenant en notre corps, en notre cœur et en notre esprit façonne déjà notre être de résurrection. Et en retour la résurrection de Jésus impacte déjà notre être en ce monde.

Notre existence humaine que Jésus a rejointe, assumée, et qu’il guérit, est désormais perméable à la vie que, Ressuscité, il communique ; perméable à ses propres énergies qu’il offre en partage.
« Celui qui t’a formé, dit Grégoire de Nysse, a déposé en ton être une immense force. Dieu, en te créant, a enfermé en toi l’ombre de sa propre bonté, (…) ».[1] .
Apprends [donc] à connaître combien ton Créateur t’a honoré [toi, être humain] plus que toute [autre] créature : En effet, je ne vois pas qu’il soit écrit quelque part que le ciel est une image de Dieu, ni la lune, ni le soleil, ni la beauté des astres, ni rien de ce qui peut être vu dans la création.
[Toi] Seul tu as été fait image de la Réalité [ = Dieu] qui dépasse toute intelligence, ressemblance de sa beauté incorruptible, empreinte de sa divinité véritable, réceptacle de sa béatitude, sceau de la vraie lumière. Lorsque tu te tournes vers Lui, [la Lumière véritable], tu deviens ce qu’il est lui-même […].
GRÉGOIRE DE NYSSE, Deuxième Homélie sur le Cantique des Cantiques (PG 44,765).

 Ainsi se réjouit Grégoire de Nysse ! Frères et sœurs, nous savons qu’il en va effectivement ainsi de certains témoins du Christ et aussi de certaines personnes humaines qui sont de bonne volonté : nous trouvons en ces personnes une ressemblance avec ce qui en Jésus nous attire, nous encourage, nous appelle.
Cela est possible parce que Jésus a atteint la racine du genre humain. En sa Personne il a reconnecté l’être humain avec son origine, il a fait briller la vocation humaine, il a rétabli la confiance envers Dieu en attestant la puissance de sa bonté.
« Jésus est ressuscité ! » veut dire : Jésus vit ! « Jésus règne » signifie : il transmet ce qu’il est, il donne part à sa vie ! Ainsi, dit Ambroise : « La Parole de Dieu est venue à nous, et en nous elle ne se tait pas ».[2]

Olivier Clément évoque ce qu’est désormais la condition humaine : « l’Incarnation et la Passion du Verbe font jaillir dans cette vie mêlée de mort, dans cette vie toujours victorieuse et toujours vaincue, une vie mêlée d’éternité où l’homme est appelé à s’associer à la victoire définitive »[3].

Quel est donc ce monde d’après la Pâque de Jésus ? Certes, c’est un monde mélangé, où les forces mortifères sont encore actives, et même en des proportions aggravées en raison des moyens considérablement augmentés de propagations et de puissance, et selon un rythme d’accélération effrayante, comme peut l’illustrer au niveau sanitaire une pandémie. Mais nous vivons aussi, et c’est ce qu’annonce et établit la Résurrection du Christ, dans une histoire et une vie désormais mêlées d’éternité. Le Verbe Éternel devenu l’un de nous, Jésus, a dévoilé de quelle nature est l’amour de Dieu. Il a vaincu le mal non par une surpuissance… Il l’a traité à la racine, en apposant sa Présence. Il a tout visité, tout rejoint. Il a choisi de porter le poids et de souffrir les conséquences de toute forme de mal. Nous ne fêtons pas ce matin la victoire du plus fort. Nous apprenons que son amour a été le plus fort. Le fruit en est : le renoncement au désespoir [4].

Toute la vie de l’Église devrait être un « laboratoire de résurrection », dit un chrétien d’Orient[5], elle devrait vibrer d’un immense élan résurrectionnel embrassant toute l’humanité et tout l’univers.
Car sur la croix, Jésus nous a délivrés d’un régime tordu, le régime des crimes et des châtiments. Ressuscité, il nous appelle à adhérer à la joie et aux exigences de la Pâque : la joie et les exigences d’un enfantement.

Que sera le monde d’après ? se demandent actuellement des multitudes sur toute la terre. La voix du Christ Ressuscité nous appelle et nous encourage : aucune crise ne peut déborder celle qu’il a assumée dans sa Pâque. Ressuscité, il nous accompagne en toute crise vers la création d’une manière renouvelée de vivre.
Prenons au sérieux, tenons pour vrai, le fait qu’aujourd’hui encore Jésus Ressuscité transmet l’Esprit de Dieu lui-même. La victoire sur toute forme de mal, la victoire célébrée à Pâques s’étend de commencement en commencement.
Le souffle qui préside à chaque commencement, l’Esprit de Dieu, Conseiller, est présence toujours offerte pour accompagner le labeur de nos choix, pour soutenir le courage et la générosité des changements nécessaires.
Jésus, le Christ, est Ressuscité ! Il est avec chacune de vous, avec chacun de vous. Il est, pour tout être humain.

Amen.

 

[1] GRÉGOIRE DE NYSSE, Homélie sur la sixième Béatitude, in Les Béatitudes, Coll. Les Pères dans la Foi, DDB, Paris, 1979, p. 84 s., trad. Jean-Yves Guillaumin et Gabrielle Parent.

[2] AMBROISE, Traité sur l’Évangile de Luc, I,40, Sources chrétiennes 45 bis, Cerf, Paris, 1971, p. 67. Trad. Dom Gabriel Tissot o.s.b. Cité dans Soyons l’âme du monde. Textes des chrétiens des premiers siècles, Taizé, Les Presses de Taizé, 1996, p. 103.

[3] Olivier Clément, Sources. Les mystiques chrétiens des origines, Textes et commentaires, Paris, DDB, 2007, p.102

[4] L’expression est de saint Jean Climaque, L’Echelle sainte, 5è degré, 2 (Éd. Astir, Athènes, 1970, p.51). Cité par Olivier Clément, ouvrage cité, p.20

[5] Dumitru Staniloaë.

Homélie par le pasteur Jean-Philippe Calame pour jeudi saint 2021

Homélie par le pasteur Jean-Philippe Calame pour jeudi saint 2021

Quelles images s’imposent dès que nous entendons parler du Peuple de Dieu ?

Probablement l’image d’un peuple en marche : songez au départ d’Abraham, aux innombrables déplacements rapportés par les textes et récits bibliques.
Nous viennent aussi spontanément les images du peuple rassemblé pour célébrer et écouter son Dieu. Ce qui se vit principalement sous deux formes:

  1. a) les temps où le peuple est tout entier réuni au même endroit,
    au Temple de Jérusalem ou dans une synagogue ;
  1. b) les moments où la fête liturgique rassemble le peuple par clans ou par familles.

Troisième image fréquente, en plus de la marche et des rassemblements liturgiques, les repas, comme nous le voyons ce soir dans l’événement où sont associées les deux réalités, repas et marche [1]:

« Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : le dix de ce mois,
que l’on prenne un agneau par famille, un agneau par maison.
   Si la maisonnée est trop peu nombreuse pour un agneau, elle le prendra
   avec son voisin le plus proche, selon le nombre des personnes.
   Vous choisirez l’agneau d’après ce que chacun peut manger. »
« Vous mangerez ayant déjà la ceinture aux reins, les sandales aux pieds,
   le bâton à la main. Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. »
« De fait, Pharaon convoqua Moïse et Aaron en pleine nuit, et leur dit :
       « Levez-vous ! Sortez du milieu de mon peuple, vous et les fils d’Israël.
         Allez ! Servez le Seigneur comme vous l’avez demandé. »

Physiquement ou intérieurement la marche caractérise le peuple de Dieu. Nous l’expérimentons d’ailleurs ces jours en suivant les étapes de cette semaine sainte. La marche suppose le don d’un avenir. Il y a marche parce qu’une terre est promise.

Quant à l’Eglise, quelles images nous viennent à l’esprit ?

Dans un magnifique spectacle intitulé Jésus était son nom, Robert Hossein annonçait ainsi l’Église : des petits cercles d’hommes et de femmes étaient assis en divers lieux, comme des brebis sur des pâturages. Là on se donnait la nouvelle : ce que Jésus avait dit sur un rivage du lac et ce qu’il avait enseigné un autre jour sur la montagne, comment il avait guéri un aveugle au sortir d’une ville et comment il avait répondu aux autorités du Temple…
En chaque cercle, tel homme, telle femme racontait son histoire ou son anecdote. C’est dans ce mouvement qu’une voix s’élevait pour demander comment Jésus avait enseigné à prier… Une autre voix commençait à dire : Notre Père qui es aux cieux… tandis que les femmes et les hommes de chaque groupe se mettaient à genoux, là où ils étaient.
À cet instant même fut annoncé l’entracte du spectacle ! Mais sur la scène toujours éclairée, les petits cercles d’hommes et de femmes demeuraient en silence, gardant l’attitude de prière. Autant dire que dans la salle les spectateurs ne se levaient qu’avec hésitation, un peu gênés de se déplacer alors que les acteurs, immobiles sur la scène, ne quittaient pas leur attitude de prière…
Image soudainement très réaliste de la fragile communauté des priants, petit îlot au milieu des mouvements du public alentour. Ces priants, ces amis de Jésus paraissaient saugrenus et quelque peu gênants dans leur immobilité. On les ressentait tour à tour et spontanément comme admirables, dérisoires, ou fort étranges, contrastant avec les va-et-vient des membres du public, entrés malgré eux dans le rôle des citoyens du monde…
C’était un beau et réaliste visage de la communauté, de l’Eglise !

Ce soir encore, partout sur notre terre, de petits cercles commémorent le repas de la Pâque, ce terreau familial et liturgique choisi par Jésus pour y déposer le grain du renouvellement de toutes choses, la grâce d’une guérison pour toute l’humanité, le don de toute sa personne, l’offrande de sa vie.

En ce repas où par avance il illustre le sens de sa mort sur la croix, Jésus donne à l’Eglise ce qu’elle doit devenir. Tout repas représente le don de la nourriture, le don d’un viatique pour soutenir la marche. À ce don s’ajoute celui des présences partagées.
Eh bien, l’attention aux présences, et le partage entre tous du nécessaire pour vivre, constituent l’apprentissage de la communion.
Voilà ce que Jésus donne, voilà ce que l’Eglise doit être.
Jésus lui-même, en sa Personne, est le viatique. En nous donnant l’ordre de vivre semaine après semaine ce même repas incomparable qui est le sien, Jésus Seigneur, Jésus Ressuscité nous oblige à être ensemble, à recevoir en un même lieu, en un même temps la nourriture irremplaçable :

Sa présence qui sauve et qui enseigne le don,
sa miséricorde qui relève,
son humilité et son service qui façonnent chez les humains la communion.

En ce repas, Jésus donne à l’Eglise son visage essentiel.
Il nous inscrit dans une histoire commune,
              Il nous donne une même appartenance,
              Un horizon est ouvert, une sortie va s’opérer, une mise en route débute.

À cette fin, Jésus unique nécessaire, seul viatique approprié, communique la vie en nous replaçant dans le lien continu qu’il a avec le Père, dans l’Esprit…

 

[1] Exode 12, 3-4.11.31.

Homélie par le pasteur Joël Pinto pour le 3ème dimanche de carême – La Samaritaine, le 7 mars 2021

Homélie par le pasteur Joël Pinto pour le 3ème dimanche de carême – La Samaritaine, le 7 mars 2021

      Jésus affirme que l’heure vient où Dieu sera adoré « en esprit et vérité ». Il s’agit là d’une parole bien connue dans l’Eglise, mais aussi, bien au-delà. On y a vu ce que l’Evangile a de plus haut et de plus pur, en opposition à tous ces ajouts qui auraient pollué progressivement la tradition chrétienne afin de dominer les consciences et de les empêcher de chercher la vérité par eux-mêmes.

      En effet, cette parole semble répudier la médiation de toute institution, de tout rite ou de toute tradition particulariste. Beaucoup de nos contemporains, diraient, en paraphrasant ce texte : si l’adoration de Dieu a un sens, ce Dieu ne sera ni celui des juifs, ni celui des chrétiens, ni celui des musulmans, ni celui des hindous… Cela ne peut être que l’adoration d’un Dieu que l’homme ne peut pas enfermer dans des dogmes ni s’imaginer rejoindre par des rites ou à travers le carcan d’une église ! Ceci me semble difficile d’être contesté, à une époque aussi mondialisée que la nôtre. Il est, en effet, très difficile de contester le fait que des croyants de toute obéissance cherchent Dieu sincèrement et qu’aucune institution ne peut prétendre au monopole du culte.

      Personnellement, j’ai bien souvent lu ou entendu dire, ici et là, que les églises auraient confisqué le Christ et qu’elles imposent des dogmes purement humains. Pour bien des gens, c’est même une évidence : Jésus n’a jamais fondé une Eglise institutionnelle, avec un clergé, des dogmes et des rituels, etc…Son message serait l’annonce d’un rapport purement spirituel et intimiste, avec Dieu, tout en combattant toute forme d’hypocrisie religieuse. J’ai cependant la ferme conviction que cette parole biblique ne nous oriente nullement dans cette direction, même si elle a du sens et est tout à fait respectable. A preuve, l’ensemble du texte et le contexte biblique lui-même.

      L’affirmation que le véritable culte serait une pratique religieuse débarrassée de rites et de dogmes, n’est pas du tout dans le texte : Jésus s’affiche lui-même comme un juif un religieux ; nous savons qu’ils se rendait régulièrement au Temple ; il fréquentait aussi les synagogues et il priait régulièrement avec ses disciples.

      L’opposition entre la pratique religieuse et la spiritualité n’est, d’ailleurs, pas du tout biblique car, dans le langage de la Bible, y compris chez les prophètes qui critiquaient la pratique religieuse d’Israël, l’esprit ne s’oppose jamais à la chair comme le spirituel ne s’oppose jamais au matériel. Quand il y a opposition, il s’agit plutôt d’une opposition entre la sagesse de Dieu et celle des hommes, entre la manière dont Dieu voit la vie et la relation entre les hommes, et les conceptions humaines marquées par l’égoïsme et la volonté de domination. C’est ce que Osée fait dire à Dieu : « Je suis Dieu et non pas homme » ou encore, à la manière d’Esaie, « mes voies sont au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de vos pensées » (Es 55) !

      Il serait, d’ailleurs, parfaitement contradictoire, que le Christ soit présenté comme la parole faite chair et qu’il oppose ici à ce qui est corporel, aux gestes, aux rites… Ensuite, d’après le texte, Jésus croit que sa religion est vraie « vous (les samaritains) vous adorez ce que vous ne connaissez pas et nous (les juifs) adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des juifs ». Comme on peut le constater, Jésus ne vient pas opposer une religion désincarnée au particularisme juif, car il est lui-même un juif pratiquant. C’est donc à l’intérieur des rites, des dogmes et des identités religieuses, que Jésus invite à adorer Dieu en esprit et vérité, car il est malheureusement possible d’adorer Dieu selon les normes des hommes (en dehors de l’Esprit) et de manière mensongère (sans authenticité). Voilà pourquoi, au lieu de s’enliser dans le débat auquel l’invite la samaritaine (v.20, vous, les juifs, vous dites que l’endroit où il faut adorer Dieu est à Jérusalem…), Jésus lui propose simplement de jouer le jeu de la vérité : moi, juif, je crois que vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; moi, juif, je pense que le salut vient de ma tradition… mais l’heure vient où il s’agit plutôt de se laisser conduire par Dieu et d’être vrai avec Lui !

      Autrement dit, c’est comme si nous disions dans nos débats œcuméniques et interreligieux : moi catholique/protestant, moi chrétien, je crois que ma famille confessionnelle m’a transmis fidèlement le trésor de la foi. Néanmoins, l’enjeu actuel est celui d’une fidélité confessionnelle confrontée à “l’esprit et à la vérité “, c’est-à-dire, à Dieu lui-même. Les dogmes, les rites, les institutions sont nécessaires, mais elles ne sauraient jamais remplacer la rencontre avec Dieu, tant collective qu’individuelle. En effet, ce qu’il y a de plus dangereux dans une vie religieuse c’est notre tendance naturelle à mettre Dieu dans notre poche, à nous fabriquer un dieu à usage domestique, reflet des pouvoirs et des idées établies. Le culte “en esprit et vérité” est, de ce fait, lié à une spiritualité critique. Ce n’est pas un culte/une religion au-dessus des rites et des dogmes mais l’accueil d’une parole qui nous questionne de l’intérieur, au cœur même de nos pratiques et de nos croyances.

      Une spiritualité critique… voilà ce qui devrait plaire à bien des intellectuels éduqués à la rationalité de l’esprit moderne ! Mais attention, l’instance critique n’est pas ici notre rationalité mais Dieu lui-même. En effet, une nouvelle dérive peut se produire : ayant répudié l’hypocrisie religieuse ou la fausse religiosité nous pouvons aboutir à l’illusion d’une religion « rationnellement pure », nettoyée par la raison critique, sans ambiguïtés et sans croyances…

      Or, ce n’est pas celle-là l’adoration enseignée par Jésus. N’oublions pas que la personne qui a reçu cet enseignement, en notre nom à tous, était une femme dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’était pas candidate à l’exemplarité morale ni au rationalisme éclairé. L’heure d’une adoration en esprit et en vérité est venue pour elle non parce qu’elle a adhéré à une doctrine meilleure, mais parce qu’elle a pris le temps de rencontrer l’envoyé de Dieu, de s’entretenir avec lui et de voir la vérité de sa vie.

      Ceci résonne très fort, pour nous, à une époque où la parole est pervertie, déformée et mensongère, où les rencontres de l’autre sont souvent instrumentalisées, manipulées et enfermées. Le Christ, Parole de Dieu qui nous rencontre ici et maintenant, nous invite à regarder au loin, par-dessus les barrières ethniques et confessionnelles, vers ce monde nouveau où nous serons conduits par l’Esprit et connaitrons, enfin, la vérité. Car il s’agit bien de cela : au sein du monde, sur cette terre bien matérielle, ici et maintenant, est proclamée une Parole qui ouvre à une relation de confiance, authentique, constructive, en vérité, avec Dieu !

      Il me semble que nous sommes là au cœur-même de l’Evangile. Si ce texte biblique nous interpelle ce n’est pas parce qu’il nous demande de nous élever au-dessus des pratiques religieuses jugées trop simplistes, mais parce qu’il nous pose cette question toute simple : quelle place est-ce que tu fais, là où tu te trouves, c.-à-d., dans ton contexte social, culturel et religieux, oui, quelle place est-ce que tu fais à l’Esprit et à la Vérité incarnés par le Christ ?

      Si nous arrivions à répondre à cette question bien des préjugés œcuméniques et même interreligieux tomberaient. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle religion ni, au contraire, de nous élever au-dessus du religieux. Nous avons surtout besoin d’évaluer notre spiritualité selon les critères de Dieu, selon l’Esprit et la vérité de Dieu, incarnés dans la personne de Jésus de Nazareth.

 

Homélie par le pasteur Zachée Betche, le 4 mars 2021

Homélie par le pasteur Zachée Betche, le 4 mars 2021

Héb 3, 7-9+12-15 et Mt 21, 1-11. 

Chers amis,
La géolocalisation est de nos jours l’une des prouesses les plus prometteuses de la technologie. Très peu de contemporains se passeraient du GPS. Grâce à cet appareil, aujourd’hui, il est un peu rare de louper sa sortie d’autoroute, sa destination. L’ordre de Jésus à ses disciples est précis. Il en envoie deux à un endroit situé dans un village près de Bethphagé. Et ce qu’il ordonna s’accomplit. Bien sûr, les disciples ne sont pas des machines et ne s’en servent pas, mais ils ne sauraient se perdre car guidés par la force de l’Esprit. Là, ils retrouveront une ânesse et un ânon qui les attend.

Dans le récit de l’Evangile, les deux disciples ne semblent pas se poser de question. Ils n’interrogent pas non plus leur maître. Ils auraient pu en être tentés car cela paraît quelque peu curieux : aller chercher des ânes ! Qui sont les propriétaires de ces bêtes ? Les disciples et Jésus lui-même, commanditaire de l’action, ne passeraient-ils pas pour des voleurs ? Jésus anticipe les questions et les réponses. La chute de tous ces questionnements et réponses qui n’apparaissent pas en détail dans ce fragment de l’Evangile se résume dans ces mots : « Le Seigneur en a besoin ».
Matthieu, contrairement à Luc, précise que le propriétaire consentira puisqu’il les laissera aller tout de suite, sans hésiter. Toutefois, c’est le seul passage où l’ensemble des synoptiques utilise le titre « Seigneur » au lieu de « maître ». Nous avons besoin d’aller au-delà de l’inconscient collectif. Le maître dont il question est Seigneur. Toute la différence est là. Car il en existe, des maîtres. Mais celui-ci est au-dessus de tous. Devant lui, « tout genou fléchira. » (Philippiens 2, 10)
Les disciples entendent sa voix et se mettent en chemin illico presto. Ce qu’il faudra retenir, c’est que Jésus est Seigneur de l’univers entier. Ce qu’il ordonne doit s’exécuter tant par les disciples que par les autres, le propriétaire et nous qui lisons ce passage. On parle peu du propriétaire des ânes comme si libérer ses animaux à la demande d’un inconnu paraît si évident. Il faut admettre que ce dernier a aussi entendu résonner la voix de l’Esprit en lui. Et nous ? 

Le Fils ou l’Homme de Nazareth interrompt un instant sa vie de piéton itinérant. Jésus entre à Jérusalem assis sur un ânon. Et chez Matthieu, c’est à la fois l’ânesse et l’ânon qui l’y conduisent. Comment le comprendre ? Les autres évangélistes, y compris Jean, n’évoquent pas la présence de l’ânesse. Il y a ici les deux à la fois, certes, mais Jésus est assis sur l’ânon.
Précisons d’abord que l’âne, d’une manière plutôt générique, est un animal particulier en Israël. Il cristallise, dans le contexte historique de ce peuple, le prestige même, « la monture des pères d’Israël ». C’est le « véhicule » des rois. Le plus important pour tout lecteur de la Bible, d’hier et d’aujourd’hui, se trouve dans la cohérence de l’annonce prophétique. Le cheval, si nous nous permettons cette comparaison, n’appartient pas à l’historiographie des royautés d’Israël. Au contraire, il a été introduit plus tard par l’envahisseur romain et porterait d’autres significations pour le peuple de Jésus.
A travers le choix de l’âne, Jésus réunit à lui seul l’humilité et la gloire. A travers l’ânesse et l’ânon à la fois, le Seigneur reste dans la continuité sans détacher l’un de l’autre. Il ne laisse pas l’ânesse à sa place mais la prend aussi avec lui. Jésus est venu accomplir ce qui a commencé depuis longtemps dans le plan de Dieu : Moïse et les prophètes réunis. En montant sur l’ânon, il ouvre vers l’avenir et nous entraîne avec lui dans la puissance de son amour.
La scène paraît surréaliste. En réalité, seul l’évangéliste Jean en avait annoncé la préparation. Le récit de l’Evangile s’achève avec une confession de foi : «Jésus, le prophète, qui est de Nazareth de Galilée». Comment est-ce possible que des Judéens et de Jérusalémites, de surcroît, accueillent avec tant de ferveur un Galiléen si ce n’est encore une fois l’œuvre de l’Esprit ?

Jésus montre ainsi le chemin. Un chemin neuf. Les vêtements tombent, les branches aussi, une haie d’honneur se forme. Les branches de palmiers (l’Evangile de Jean est plus précis) en disent long sur la grandeur de l’événement. Seuls les rois sont reçus de la sorte. Ici, on ne peut que voir gloire et simplicité. Là où il y a l’Esprit de Dieu il n’y a aucune arrogance mais une joie propre, lucide et libératrice. Ces vêtements, c’est ce qui nous pèse. Ce sont nos soucis, nos angoisses, nos péchés que nous déposons pour nous sentir désormais libérés.

 Les prophéties s’accomplissent à la chaîne. Glorifié, accueilli royalement par la foule, il allait droit contre la mort, la mort de la croix. Mais ce dernier aspect, personne ne l’entrevoit sinon les chefs religieux qui attendent Jésus de pied ferme pour l’arrêter et lui faire subir l’opprobre. La foule, elle, ne l’imagine pas à cet instant. Elle ne s’imagine même pas qu’elle serait complice de cette mort atroce. Cet enthousiasme qui les anime manque cruellement de solidité. La joie de cet « aujourd’hui » sera vendangée plus tard.

Le passage de l’Evangile de Matthieu et l’épître aux Hébreux nous interpellent sur la notion de l’aujourd’hui. C’est le temps favorable, le jour J, le jour du salut. Il faut voir dans cet aujourd’hui une ouverture possible sur le lendemain plutôt qu’un temps fugace de l’existence. C’est dès maintenant que s’ouvre en nos cœurs ce chemin neuf qui laisse passer le Seigneur et sa souveraineté. C’est là que cette joie voudrait se manifester. Une joie digne des enfants de Dieu rendus capables de voir la croix qui se dresse en face. Cette croix fait désormais partie de notre gloire. Et c’est jusque-là que le Seigneur nous conduits puisque nous sommes « participants du Christ » comme le souligne l’auteur de l’épîtres aux Hébreux (3,14). L’aujourd’hui devient alors le commencement de l’éternité. La gloire du crucifié est dans la traversée de la croix à venir. En Christ, nous traversons aussi les réalités de l’histoire. Dans toutes ces péripéties, la force de l’Esprit nous guidera. N’ayons pas peur. Dieu est fidèle et ne nous abandonnera pas.

Homélie par le pasteur Félix Moser pour le 2ème dimanche de carême – La Transfiguration, le 28 février 2021

Homélie par le pasteur Félix Moser pour le 2ème dimanche de carême – La Transfiguration, le 28 février 2021

Gn 35,1-15
2 Tim 1,8-10
Luc 9,28-36

Neige, une blancheur cristallisée, saupoudrée de toutes petites paillettes d’or, caressée par un soleil levant. Petite pause pour souffler dans la montée.
Instant d’éternité : une vue.
Voix de ténor qui chante le Printemps de Franz Schubert et qui nous emporte à tous vents. Une voix, puis le silence rempli de notes de musique.
Instant d’éternité : une voix.
Un visage parcheminé, un battement de cil, un signe de vie. Une complicité naissante alors que je loge ma main dans une autre main, toute fine et amaigrie. Un visage, une rencontre furtive.
Instant d’éternité : un visage et un signe de vie.
Je n’en doute pas, vous en avez sans doute aussi vécu, de ces instants de joie intense, de ces moments d’autant plus fragiles qu’ils sont éphémères.
La Transfiguration nous offre quant à elle une expérience religieuse. Une expérience humaine du divin. Une rencontre avec Dieu. Un visage qui s’illumine, une robe blanche étincelante. Trois personnes bibliques en conversation. Moment d’éternité pour les disciples.
Mais voyons de plus près l’originalité de notre récit.
Le lien avec le récit de Moise qui rencontre Dieu sur le mont Sinaï et qui scelle l’alliance avec Dieu est ostensible. Cet entretien avec deux personnages centraux de l’Ancien Testament reflète la continuité de l’alliance.
Chez Luc, le temps et le lieu sont marqués par la retraite et le recueillement. Jésus est en prière lorsque « l’aspect de son visage changea ».C’est bien Jésus qui est transfiguré et qui apparaît dans la gloire. Lui, et non ses disciples. Luc souligne par ce trait que Jésus le Christ est bien le Seigneur. Le récit de la Transfiguration peut ainsi se lire comme une anticipation de la résurrection du Christ.
Le temps est ici celui de d’éternité de Dieu, puisque les disciples s’entretiennent avec Moise et Elie. Mais de quoi parlent-ils ?
« Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem[1] », autrement dit de tout ce qui va se jouer au procès de Jésus, à sa mort à le Vendredi saint et à sa résurrection à Pâques.
Il est significatif que le mot traduit par départ soit la traduction du mot grec exodos : une traversée[2]
On peut dire que Luc a été inspiré de placer le récit de la Transfiguration à ce moment-là de son évangile. En effet, quelque temps avant la vision de Christ en gloire, Pierre Jacques et Jean réalisent que Jésus vient d’annoncer sa Passion en affirmant : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et que, le troisième jour, il ressuscite[3] ».
Les disciples parlent de cette annonce qui les déboussole, eux qui voyaient en Jésus un roi et un maitre à la manière humaine.
Dans les épisodes qui précèdent la Transfiguration, Jésus indique aussi quelle est la condition des disciples de tous les lieux et de tous les temps. Le Christ demande de le suivre. Cette marche est rude, parfois difficile. Le disciple lui aussi vit sur le mode de l’Exode, sur un chemin qui passe par les épreuves du doute et de la solitude.
Nous en avons aussi conscience en ces mois de début 2021. Suivre le Christ signifie vivre dans le monde et dans une société où les injustices vont en s’accroissant. Dans nos Églises, la vie n’est pas simple. Les conflits déchirent le tissu de nos communautés, et nous vivons dans des Églises qui présentent bien des contradictions. L’expérience religieuse du divin qui est rapportée ici vient alors au tout bon moment, puisqu’elle vient dire que ce chemin est aussi le chemin de la vraie grandeur, de la vraie gloire, et que ce chemin peut se vivre comme un compagnonnage avec Dieu.
Vivre et marcher à la suite du Christ, c’est aussi recevoir l’assurance de la gloire de Dieu lui-même. En d’autres termes, vivre aussi l’éclat de la lumière et entendre une voix qui désigne avec certitude le Christ comme Fils de Dieu. Et il y eut une voix. Elle disait : « Celui-ci est mon Fils celui que j’ai élu[4] ».
La liturgie de ce dimanche offre un espace de renouveau. Elle nous incite à une belle et bonne pause plus que bienvenue dans ce temps de carême qui sollicite si fort notre repentance et notre intercession.
Aujourd’hui, nous sommes invités à lever le regard pour découvrir l’horizon et entrevoir le but de la marche.
Le récit de la Transfiguration vient comme une lueur d’espoir. Il apporte une consolation. Il donne aux disciples l’assurance et le courage qui leur manquent. Oui, c’est bien vrai, Jésus est celui qui a la puissance de faire des miracles et qui parle au nom de Dieu. Celui que la société de son temps va rejeter est bel et bien son Fils, vous pouvez lui faire confiance. Il participe pleinement à la divinité : il est véritablement aussi vrai Dieu qu’il est vrai homme.
Être témoin de la Transfiguration du Christ ne peut se commander, s’obtenir à force de volonté. Il en va de recevoir la lumière et l’aura qui émanent de ce récit. La Transfiguration du Christ vient parler à nos yeux, à nos oreilles et à notre cœur. Pour que nous entrions pleinement dans l’acte de recevoir. C’est dire que la conscience de l’être humain est d’abord un réceptacle, une ouverture à Dieu et à autrui, une attention à un événement qui surgit. Notre conscience n’est pas d’abord une petite voix qui dit ce qu’il faut faire, mais elle est ouverture pour entrapercevoir ce qui advient.
Et aussi (mais cela nous ne le savons que trop), toute pause dans la marche ne peut être qu’éphémère.
Nous savons que les signes de Dieu, les instants d’éternité, ne peuvent se retenir. Mais nous sommes de la même pâte humaine que Pierre et tous les autres. Comme lui, nous aimerions dresser des tentes ; revivre, ne serait-ce qu’une fois, ce qui nous a tant marqués et réjouis.
J’ai aussi été très frappé par la toute fin de ce récit de la Transfiguration :
« Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu[5]. »
Il y des instants si forts dans nos vies que l’on ne peut pas tout de suite en parler. Nos mots se cherchent et se perdent. Il vaut mieux alors se taire, attendre.
La rencontre avec Dieu, à en croire les disciples, provoque aussi la crainte (mot qu’il est juste de traduire par respect). La Transfiguration nous replace devant l’Altérité. Il est normal que cette rencontre provoque alors en nous le silence requis par le temps de la réception.
Oui, il existe bel et bien un silence autorisé. Un silence qui protège l’expérience. Qui la met à l’abri pour qu’elle ne soit pas tout de suite diluée dans la parole dite et redite, et aussi pour qu’elle ne se mélange pas trop vite avec celle des autres.
Un silence nécessaire qui témoigne à sa manière de l’intensité de l’expérience humaine du divin. Celle-ci imprime en nous non pas seulement un instant d’éternité, mais bien une trace décisive d’éternité.

Amen

[1] Luc 9,31.

[2] Luc 9,31.

[3] Luc 9,22.

[4] Luc 9, 35.

[5] Luc 9,36.